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Puis il remet son casque, me fait encore un beau salut, s’éloigne toujours monologuant, et ses accents d’homme trop gai vont rejoindre, dans le brouillard, la tristesse de l’autre garçon.


VI. — LA RUINE DANS LA NUIT

Ce soir, nous prenons la tranchée.

C’est l’heure où, en arrière des lignes, monte le vacarme confus, fait de pas de chevaux, de moteurs d’automobiles, de roulements de camions et de voitures, qui, à mesure que l’obscurité grandit, devient si fort, si continu, qu’on dirait que le sol lui-même n’est plus qu’une énorme charrette cahotante, portant sur ses essieux la nuit, le ciel et la lune avec… Quelque temps, nous avançons sur la route avec ce bruit. Puis, nous le laissons derrière nous, pour pénétrer dans ces régions que rien n’anime plus, le désert où serpentent les boyaux effondrés, remplis de boue couleur de lait. La route devient vide et blanche parmi les champs sans couleur. Au loin, la rumeur cahotante n’est plus qu’une chose intermittente, irréelle comme un appel effacé de la vie que nous venons d’abandonner. Les pieds enfoncent dans la boue, le cœur dans la désolation, ou plutôt dans l’étonnement d’errer à quarante ans, au milieu des ténèbres, sous ce ciel d’hiver étoile, au fond d’une rigole de craie délayée par la pluie, avec un sac sur le dos et un fusil à la main. L’étonnement même disparaît ; on devient la boue qui ruisselle, le boyau qui se brise, se plie et se déplie, le trou où l’on trébuche, le compagnon qui vous précède et celui qui vous suit ; on est une conscience endormie que deux murs de terre conduisent. Un obus y fait du bruit, un cri d’oiseau y porte son frisson, un Ilot de souvenirs trop tendres l’envahit soudain’ et s’efface. Une idée fixe survit à tout ; arriver, s’arrête enfin, quelque part, n’importe où, mais échapper à la contrainte et aux caprices tortionnaires de ce boyau qui vous mène.

Le poste où je tombe, ce soir, est installé dans les sous-sols d’une ancienne ferme modèle, qui dresse fantastiquement ses murs sans toits sous la lune. Les quatre camarades que nous venons relever sont là, près de leur téléphone, autour d’une bougie, en train de jouer à la manille. On pourrait croire que notre apparition va les combler de joie. Mais non ! Depuis trois