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Cependant, la bonne vieille me rapportait un peu de linge qu’elle m’avait blanchi la veille et qui, comme elle, dans la catastrophe, avait été précipité à la cave. Elle l’avait retiré des décombres, secoué, épousseté, bien plié. Mais quand je voulus la payer : « Non, non, monsieur, me dit-elle. Voyez ! ce linge n’est pas propre, il est tout couvert de poussière… » Elle s’excusa mille fois de me le rendre dans un état pareil, et, ayant tout perdu, ne voulut rien accepter.

Cette humble et touchante bonté me ramène à la mémoire une autre histoire que voici. En septembre 1914, au moment où les Allemands arrivaient à marches forcées sur Paris, un financier, pris de panique, résolut de mettre en sûreté, loin de la Capitale, sa personne et son argent. Les trains étaient pris d’assaut, sa voiture réquisitionnée. Force lui fut de s’entendre avec un taxi-auto, pour se faire conduire à Bordeaux. Il se rend à sa banque, en retire son argent, — un ou deux millions, je crois, — met le tout dans une valise, monte dans le taxi et démarre. Arrivé en pleine campagne, au milieu des bois et des champs, il lui parut que son chauffeur avait une mine peu rassurante. La route non plus ne le tranquillisait guère. Elle n’était pourtant pas vide, ce jour-là ! Mais le flot des émigrants, les bataillons de tirailleurs et de nègres qui remontaient vers Paris, et même les troupiers de France ne lui disaient rien qui vaille. Plus il allait, et plus le dos de son chauffeur l’inquiétait. L’idée lui vint, une idée fixe, de ne pas rester seul avec cet homme qu’il ne connaissait pas, au milieu de ce peuple étrange qu’il croisait ou dépassait sur la route, et de faire monter avec lui un compagnon dans sa voiture. Encore fallait-il découvrir quelqu’un qui lui parût honnête ! Combien de femmes, pareilles à cette bonne vieille qui a blanchi mon linge, rencontra-t-il sur son chemin ! Combien d’hommes, pareils à ceux avec lesquels je vis depuis trois ans, et qui portent sur eux l’honneur de toute une race !… Mais il faut croire que deux millions mettent des verres sombres sur les yeux et changent l’aspect de toutes choses. Mon financier arriva à Bordeaux, seul avec son chauffeur, n’ayant pas aperçu, sur les six cents kilomètres d’une grand’route de France, un seul visage d’honnête homme !

Voltaire, en d’autres temps, eût fait de ce capitaliste un vizir indien ou persan ; ma bonne vieille fût devenue quelque bonne femme de Bengale ou de Chiraz. Dans la même fable