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naquirent parmi nous. Il y en avait qui disaient que ces animaux prétendus n’étaient que des silhouettes ingénieusement truquées, derrière lesquelles un guetteur était caché. Mais beaucoup aussi assuraient les avoir vues bouger et même, « crotter » disaient-ils dans leur patois savoureux. L’inondation mit d’accord tout le monde en emportant ces bêtes, réelles ou fictives, avec le reste du troupeau.

Alors, sur le grand désert d’eau s’abattit le peuple des oiseaux, les bandes de canards sauvages, les mouettes, les courlis en route vers le Sud. Là où se promenaient les vaches, un héron solitaire pochait ; des cygnes blancs, quelques-uns noirs, naviguaient sur les eaux mortes. Du fond de nos trous remplis d’eau, nous regardions sur la prairie inondée s’ébattre ces bêtes ailées, images d’une liberté divine, vers laquelle s’élançaient déjà, avec quel désir nostalgique, nos cœurs de prisonniers !

Au milieu de la prairie submergée s’élevait un arbre solitaire. Par ces beaux soirs d’automne, les corneilles tourbillonnaient en grand nombre autour de sa tête puissante encore chargée de feuilles, mais elles ne s’y posaient jamais. L’horreur de ces oiseaux pour cet arbre magnifique, c’était le signe assuré qu’il allait bientôt mourir. Longtemps avant les bûcherons, certains oiseaux devinent, à quels signes invisibles ? — peut-être à une odeur particulière des mousses, — que la mort est sur un arbre ; et des années avant qu’il meure, ils abandonnent ses ramures.

Que de fois j’ai regardé ce géant condamné ! Tantôt, il m’emportait, sur ses branches rouillées, dans les salles d’Anvers et du Louvre, où Ruysdaël et Hobbéma en ont peint de tout pareils ; et pour me garder de l’ennui, je m’arrêtais dans l’ombre des après-midi heureux. Tantôt, sur cette plaine nue, cet arbre devenait pour moi la forêt de Gâtine, et je me récitais les beaux vers de Ronsard :


Forêt, haute maison des oiseaux bocagers…


Tantôt, aux heures où l’on détourne volontiers sur les choses cette compassion inutile que l’on ressent pour soi-même, j’oubliais sa beauté et je ne voyais plus que sa misère cachée, révélée par les corneilles. Alors, dans le jour déclinant, les sinistres prophéties que faisaient, avant la guerre, d’autres