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Nous jouissons, sur ce canal, d’une tranquillité divine. Tranquillité, l’étrange mot ! Devant nous, dans le bois marécageux, les obus tombent à la cadence d’un coup toutes les trois minutes. A notre droite, ils éclatent dans les ruines d’un hameau à la recherche de deux grosses pièces que nous voyons très bien depuis la porte de notre abri, car elles sont simplement roulées derrière un pan de mur et rien d’autre ne les protège. A deux cents mètres sur la gauche, ils balaient la route et les champs ; et, derrière nous, toutes les deux heures environ, ils font voler en l’air ce qui reste d’une ferme infortunée qui porte ce nom : l’Espérance !

Au milieu de ce fracas, mes camarades et moi nous sommes parfaitement tranquilles, et cela sans héroïsme. Les obus savent où ils vont et le but qu’ils veulent atteindre ; ils ne s’écartent guère de leur route ; et, à quelques centaines de mètres de l’endroit autour duquel ils tâtonnent, on est parfaitement à l’abri. Assis sur un banc d’Allez frères (échoué là par quel mystère ? ) et les pieds sur un brasero, je contemple ce paysage si singulièrement animé, le ciel encore chargé de souvenirs d’hiver, des flocons de neige oubliés, le village que j’ai laissé hier sur sa côte, et là-bas, la gloriette, l’étonnant vide-bouteilles, le moulin d’opéra-comique, avec ses volets clos, ses ailes arrêtées et tout ce qui flotte autour de lui de joies anciennes et de bombance. Au-dessus de nos têtes, ronfle, à peu de hauteur, l’avion divisionnaire, un aéro d’ancien modèle, chargé de faire dans les airs une besogne d’observation et de police débonnaire : c’est Jean-Jean, le père Michel ou le vieux territorial. Le pot de soupe bout sur la braise, les obus tombent à leur cadence, un coucou chante dans le bois. Son cri, malicieux et stupide, s’élève obstinément dès qu’un obus éclate, comme s’il s’amusait à ce jeu ; nous-mêmes y prenons plaisir, et nous attendons l’obus pour entendre le coucou chanter.

Paix des oiseaux, paix des bêtes ! Tranquillité, innocence ! Je me souviens qu’en Belgique, aux premiers jours de la guerre, sur les bords d’un canal assez pareil à celui-ci, les paysans de l’autre bord de l’Yser, fuyant devant l’invasion, avaient ouvert les portes de leurs étables, et les bêtes, rendues à une liberté quasi paradisiaque, s’étaient répandues à travers la campagne et vaguaient dans les prairies que la grande inondation n’avait pas encore submergées. Cirasses prairies