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fatigue ! Mais sous la boue qui la couvrait, on voyait l’ordre, l’entretien, le bon état de toutes choses. Les hommes, près de leurs attelages, attendaient, pour remonter sur les caissons ou les bêtes, l’ordre de leur officier. Lui, au bord du fossé, à la tête de son cheval, la rêne passée sous le bras, regardait, comme ses hommes, l’interminable défilé. Vingt-cinq ans. Ni grand, ni petit. Vêtu sans recherche. Un visage hâlé, une virile élégance. Derrière lui, Verdun. Devant lui, l’inconnu… ! Le dernier moujik passé, il monte à cheval, fend l’air de la main. Sa batterie s’ébranle et le suit. Je ne le verrai plus. Je ne sais pas son nom. Je n’ai pas entendu sa voix… Qui ne voudrait être cet homme ?


IV. — PASTORALE

Un pas de plus vers la tranchée. Derrière la berge d’un canal, nous occupons d’anciens abris d’artilleurs, d’où la vie fulgurante du canon s’est retirée. Eventrés, déchiquetés après de longs bombardements, avec leurs rails tordus, leur béton émietté, leurs troncs d’arbres brisés et disjoints, leur solitude et leur silence, ces refuges abandonnés donnent déjà l’idée de ce que sera la ligne de feu, lorsque le flux des hommes s’en sera retiré, et que le dernier éclatement aura fait jaillir la terre. Tout alentour, dans les champs dévastés, de larges entonnoirs, où l’eau s’accumule et croupit, montrent la rage tâtonnante, de plus en plus sûre, des obus. Tristement, ces petites mares brillent sous l’enchevêtrement des branches et des troncs fracassés qui faisaient autrefois le charme de la rive. De l’autre côté du canal, en bordure d’un grand bois, on voit encore, clouées contre les peupliers, les niches en forme de chapelles, où chaque soir les artilleurs plaçaient une lanterne pour guider leur tir dans la nuit. Elles sont aujourd’hui inutiles, ces petites chapelles désaffectées ; mais je pense que, la paix venue, il faudra garder pieusement ces fragiles abris de lumière qui nous ont protégés, comme on conserve, dans les rues des vieilles villes, à l’angle de quelque muraille, ou bien dans les forêts, au tronc d’un chêne vénérable, ces niches de pierre ou de bois, consacrées à la Vierge ou à quelque saint rustique, longtemps après que la statue de la Vierge ou du saint a quitté son petit sanctuaire.