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repas au jambon, au pain grillé et à la confiture. Le thé, dont ils les arrosaient, semblait a nos buveurs de vin la plus affreuse des potions. Parlez-moi d’une soupe dont on mange d’abord les légumes et le pain, et dans laquelle on verse ensuite, sur le bouillon qui reste, un bon quart de son bidon ! Mais devant ce breuvage aux couleurs violacées, qui ragaillardit tous les cœurs entre Angoulême et Limoges, que pensaient les Tommies anglais ?

Quelle surprise aussi pour nous autres, habitués, depuis toujours à une discipline sévère mais tempérée par le bon sens et la familiarité, d’apprendre que, sous aucun prétexte, un simple soldat n’avait le droit d’adresser la parole à quiconque portait un galon ! Les véritables aboiements que poussaient les sentinelles du plus loin qu’un officier se montrait dans la rue, nous semblaient une façon excessive de témoigner du respect. Avec ahurissement et pitié, nous regardions un de ces grands moujiks qui, faute de clous dans le village, restait toute une journée, le doigt appuyé contre une porte, à tenir la pancarte ou le nom de son capitaine était écrit. En même temps, les premiers effets de la Révolution, qui venait d’éclater à Petrograd, se faisaient sentir jusqu’ici. On racontait que dans un village voisin, ces Russes avaient résolu de ne plus rendre les honneurs, qu’ils prétendaient élire leurs officiers, et que les punitions ne seraient plus infligées que par les soldats eux-mêmes. Que signifiait tout cela ? Cette discipline sans mesure et ces rumeurs d’anarchie ? Cette obéissance servile et cette liberté sans bon sens ? Nos hommes ne comprenaient plus.

Pour achever de nous désorienter, le jour de leur départ, se déroula sous nos yeux une de ces cérémonies, comme il a dû s’en passer des centaines et des centaines le long de l’immense front oriental, et qui était bien imprévue dans ce coin de Champagne.

Tous les Russes du village avaient été rassemblés sur la place, formant un grand rectangle, au milieu duquel un pope, jeune encore et d’une véritable beauté, une croix d’argent à la main, psalmodiait des prières, afin d’attirer sur la Constitution nouvelle les bénédictions divines. Derrière lui, un chœur de soldats soutenait sa modulation par un chant d’une douceur et d’une délicatesse qui tirait les larmes des yeux. Nous nous pressions dans les ruelles en pente qui aboutissent à la place,