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bestiaux où nous étions entassés, et, dans le vent qui arrêtait parfois notre respiration, nous regardions disparaître, au milieu de sa forêt, le château de nos rois, en chantant la Marseillaise

Ce matin, nous abordons par le bas les pentes longuement inclinées de la Montagne de Reims. Qu’il est intéressant, ce grand paysage vignoble, pour mes compagnons de route, presque tous gens de Châteauneuf, Jarnac, Cognac, Segonzac, les crus à eau-de-vie, les plus fameux du monde ! Mais que voient-ils, si loin que leur vue peut s’étendre ? Des sarments enfouis sous la terre, une plante bizarre qui se ramifie sous le sol en de si multiples rameaux qu’arracher une tige serait arracher tout le champ, un taillis de grêles baguettes qui donnent au vignoble champenois, avant la taille du printemps, l’aspect d’un champ d’herbes folles, une vigne enfin, pour tout dire, qui n’est pas de la vigne, qui n’est pas ce cep noir et fort, tordu et grimaçant, d’où sort l’incomparable cognac, et vers lequel, à cette heure, s’en vont leurs regrets et leurs désirs.

Ah ! que la guerre est loin ! Une seule pensée occupe tous ces hommes pour lesquels la nature n’est jamais un sujet de vaine rêverie. Qui a raison ? Eux, ou les vignerons d’ici ? Ceux de Charente ou ceux de Champagne ? Quelques sages entrevoient bien que chaque pays a ses usages ; mais la plupart écartent cette idée conciliante, plaignent du fond du cœur ces pauvres Champenois obstinés dans l’erreur, et, presque scandalisés, désapprouvent leur façon d’en user avec la vigne. Oui, que la guerre est loin ! C’est tout juste si, par-delà les vignobles et les prairies, la Cathédrale de Reims, qui se dresse là-bas, retient un moment leurs regards, objet de curiosité plus que d’émotion véritable. Voilà donc ces pierres, cette église dont on parle dans les journaux ! Mes compagnons éprouvent un certain orgueil à passer si près d’un lieu dont le nom retentit tous les jours dans l’univers ; mais leurs yeux sont vite rassasiés, et leur pensée, trop légère de souvenirs, ne peut se maintenir plus de quelques minutes dans la contemplation et le rêve.

Pourtant, elle est sublime, la vieille basilique, au milieu de la grande corbeille que forment les collines autour d’elle. D’ici elle parait intacte. Ses deux tours, sa masse robuste, ses murailles qui, tantôt s’éclairent d’une blancheur éclatante, tantôt s’assombrissent jusqu’au noir bleu sous les nuées d’un ciel changeant, tout ce puissant corps de pierre semble n’avoir