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premiers des limites aux fantaisies excessives. On n’emporte que deux jours de vivres : ce n’est pas avec ce viatique que nous pourrons nous transporter en Alsace, ni au Maroc, où des imaginations hardies voyaient déjà le régiment. Nous glissons simplement à droite ; ni chemin de fer, ni autocamion ; vingt-cinq, trente kilomètres au plus, que nous ferons en deux étapes. Mais, si courte que soit la route, c’est aborder un nouveau monde.


II. — LA GLORIETTE

Adieu, long hiver morose, petit coin de terre semé d’étangs, pluvieux, désolé, glacial ; vallée ouverte à tous les courants d’air, où, suivant des caprices incompréhensibles pour nous, la petite « voie de 60 » que nous étions occupés à construire, tourne, revient, se mord la queue ; remblais, déblais, fossés que nous avons creusés dans le gel ; terre remuée mètre par mètre, déplacée dix fois à la pelle, faute de brouettes pour la porter ; adieu, petits bois de sapins où le vent fait un bruit si triste, grandes dunes de sable dont nous avons chargé tant de wagons ; entassement de rails qu’à dix ou douze, à pas comptés, nous balancions sur nos épaules ; adieu, petit carré des tombes en marge du grand cimetière où, le jour de l’arrivée, le cœur en secret marque sa place et où j’ai promené si souvent, entre les tertres fraîchement remués, un absurde désir de vivre… Depuis trois ans de guerre, en ai-je déjà vu, et en toute saison, de ces petits enclos funèbres, tantôt sous la neige d’hiver, tantôt défaits par la pluie, silencieux dans l’herbe morte, ou bien remplis du bruit léger de fil de fer et de perles froissées que font les pauvres couronnes agitées par le vent ; tantôt si printaniers, si divinement parfumés, si remplis de lumière, de calme, de nids, de tendresse, de toutes les choses qu’on aime dans la vie, si bien placés au sommet d’un coteau, qu’on les acceptait pour séjour d’un cœur tout à fait apaisé ! Un ami que j’y ai laissé, une lettre que j’y suis venu lire, un après-midi passé dans l’odeur des giroflées leur donne à chacun dans ma mémoire une figure particulière. Et j’imagine que tout le monde porte ainsi dans son souvenir une carte mystérieuse de la campagne qu’il a faite, une carte où sont marquées des choses qu’aucune géographie n’indiquera jamais : un arbre inoublié, un coin où vous avez