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POUR LE CENTENAIRE
DE
LECONTE DE LISLE





Voici bientôt cent ans que naissait à l’île Bourbon, au sein de ces paysages éclatants dont la splendeur devait si souvent illuminer ses rêves et consoler ses désespoirs, celui qui était destiné à devenir le rénovateur de la poésie française. — L’heure n’est pas très propice, sans doute, à la commémoration recueillie d’un tel souvenir : il y faudrait plus de loisir, et plus de silence. Entre les évocations des âges disparus qui remplissent les œuvres de Leconte de Lisle, et les angoisses trop pressantes qui étreignent nos cœurs aujourd’hui, l’abîme paraît infranchissable. — Pourtant, c’est le privilège du génie de n’être jamais « inactuel. » Dans une page au moins, l’auteur des Poèmes tragiques a exprimé par avance les sentiments qui nous émeuvent le plus à la minute présente. Il nous suffit d’élargir un peu la portée de son Sacre de Paris, d’étendre à toute la France ce qu’il disait de la « Ville auguste, » pour que semblent écrits d’hier ces vers où respire tant de mâle pitié pour les victimes, et tant de haine insultante pour les bourreaux :

Dans l’étroite tranchée, entre les parois froides,
         Le givre étreint de ses plis blancs
L’œil inerte, le front blême, les membres roides,
         La chair dure des morts sanglants.

Les balles du Barbare ont troué ces poitrines
         Et rompu ces cœurs généreux.
La rage du combat gonfle encor leurs narines,
         Ils dorment là, serrés entre eux.