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petite auberge : pour tuer le temps, je m’amuse à observer, à travers la fumée d’une bonne pipe, les types rassemblés autour des samovars.

Un groupe surtout fixe mon attention. Ce sont, assis autour d’une petite table, graves et silencieux, quatre pieux personnages : des têtes d’apôtres, comme on voit à Bruges, dans les tableaux de ces maîtres immortels, Van Eyck et Roger van der Weyden. Mêmes fronts admirablement dessinés, mêmes barbes, mêmes yeux clairs et mélancoliques. Qui devinerait là-dessous la mollesse et l’indolence d’âmes presque orientales ? Je ne me lasse pas de les contempler ; je guette les rares éclairs que jettent leurs yeux enchâssés sous de fortes arcades, je suis la lenteur des mouvements que font leurs doigts courts et minces. Qu’est devenue en eux l’action du Christ ? Qu’ont-ils fait de sa parole et de son geste ? La foi, cette foi sublime qui soulève les montagnes, suffirait-elle à leur faire trouver, un jour par semaine, le chemin de la plus proche église, qu’on me dit à une heure de distance ? Pour le moment, surpris par l’orage qui a éclaté sur la Très Sainte Russie, ce sont de pitoyables épaves. Cependant, je me plais à espérer qu’un soir, un soir de tristesse et de lassitude, un mystérieux voyageur, — ainsi qu’à Emmaüs, — rejoindra leur petit groupe isolé, découvrira à leur vue son front puissant et majestueux, et leur dira de ces paroles lumineuses qui entrent dans l’âme comme des coups de foudre et l’emplissent comme des parfums. Et après le départ de leur auguste visiteur, les apôtres, — la taille redressée, les yeux flamboyants, — se remettront à répandre les impérissables vérités des Évangiles, qui dorment dans l’âme russe sous les iniquités sans nombre et les hontes sans nom de l’heure présente.


Le 26 janvier/8 février.

Quand je me réveille à Filonowo dans mon fourgon de bagages, — billet de première classe en poche, — je m’aperçois qu’une partie de mes bagages et mon appareil de photographie ont disparu. C’est ma troisième contribution au bonheur du prolétariat russe.

Je viens de passer ma quatrième nuit en fourgon de bagages. Les « camarades » y font du feu, parfois dans un poêle, placé au milieu, d’autres fois à même le plancher qui s’enflamme et se consume. On a, pour s’étendre, des bottes de