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travers les rideaux d’arbres, que le printemps s’occupe à rapiécer feuille à feuille. C’est la Chartreuse de Pavie.

Là-haut, couchée sur les dalles du transept, dort, dans une atmosphère de calme, de lumière et de gloire, le mystérieux prisonnier de Loches. Le marbre de son tombeau, couleur de vieil ivoire, palpite doucement aux appels de la lumière. Ses paupières baissées, comme cousues aux joues par de longs cils de marbre, recouvrent à jamais le grand rêve de sa vie : ce rêve confus d’un royaume de Ligurie et d’Insubrie, — d’Italie peut-être, — que les historiens croient voir se dessiner dans son âme inquiète, mais qui change incessamment de forme comme les nuages qui passent sur l’immense plaine vide… Peut-être qu’il n’a pu encore lui-même, dans l’obscur travail du sommeil, démêler l’enchevêtrement de ses ambitieuses pensées.

Un seul point fixe dans sa vie, un seul : c’est Béatrice d’Este. Elle est là, elle aussi, en grand costume de Cour, une toilette de marbre fouillé et poli comme du jade blanc : un filet de losanges coupe sa robe, d’énormes sbuffi bouffent aux coudes, des ruisseaux de rubans, minces et plats, serpentent des épaules aux pieds. Les mains enroulées dans une martre, dont le museau et l’œil de marbre semblent ironiquement survivre, les pieds doublés de hauts patins, qui ne peuvent plus la grandir, qui ne peuvent plus que l’allonger un peu sur sa robe plus longue qu’elle, toute noyée dans un bouillonnement de plis, de galons, de tresses et de floches. Elle dort, elle aussi, de ce sommeil absorbé qu’ont les morts.

Tous deux, tournés vers une vision intérieure, bien loin de nous, emportés dans l’orbite d’un autre monde, semblent continuer le voyage qui ne finit jamais. Quelles que soient nos lumières, les écrits officiels, les lettres, les monuments, devant ces physionomies fermées, nous sentons qu’il y a dans toute Ame une part mystérieuse, qui ne s’est pas mise dans des mots, qui ne s’est peut-être pas bien connue elle-même, — et c’est la plus essentielle. Au milieu de notre vingtième siècle, sur celle terre toute chargée d’histoire et d’histoire de France autant que d’Italie, ce marbre semble être tombé comme un fragment d’un monde inconnu ; — une météorite du passé.


ROBERT DE LA SIZERANNE.