Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 47.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

générosité dangereuse : il lui voudrait plus d’égoïsme. Le reproche n’est pas du même ton. Les nations latines semblaient à Emerson aventurées ; et, parmi les nations latines, la France lui était la plus chère, étant le pays, comme il disait, qui « présente des faits agréablement au bon sens des hommes. » Je crois qu’il a tremblé pour la France, victime éventuelle d’une générosité à laquelle applaudissaient et les ennemis de la France et les indifférents, à laquelle un ami de la France n’osait pas applaudir sans alarme. Et, dans ces petites notes d’Emerson, écrites au jour le jour, écrites quelquefois à la hâte, mais en résumé de lentes et longues réflexions, quelle justesse de la prévision, quelle finesse de la sensibilité intelligente ! Sa rêverie devançait le cours de l’histoire.

Il est possible que j’insiste un peu trop sûr de furtifs pressentiments, sur des idées qu’il a entrevues et que du reste il n’a pas formulées avec décision. Pourtant, on ne saurait aujourd’hui le lire et ne point observer qu’il devinait exactement, lorsque tant d’autres bâtissaient de grands systèmes que la vérité a démolis.

Et maintenant, ce n’est pas moi qui insisterai, c’est lui-même, sur le rôle que l’avenir destinait à son pays. Il faut citer plusieurs pages, qui datent de sa jeunesse, qui ont cent ans et que voici tout éclairées d’une lumière nouvelle.

En 1822, Emerson avait dix-neuf ans. Je crois qu’il était encore au collège d’Harvard ; ou bien il venait d’en sortir et allait s’établir maître d’école, afin de gagner sa vie, assez durement. Il n’avait pas encore voyagé. Il menait une existence confinée, aux yeux de qui l’eût regardé fidèle à ses devoirs de chaque jour. Mais sa pensée franchissait tous les horizons : et les notes de son Journal intime, il les appelait ses « vastes mondes. » Les nations européennes, il les imaginait tout empêtrées de vieilles institutions, qui les rendaient bien orgueilleuses. Mais, écrit-il le 11 juillet 1822, « qu’elles ne se moquent pas de l’orgueil d’un Américain, si cet homme libre est maladroit à exprimer le sentiment qu’il a de sa condition. Il se réjouit d’être né dans un pays où la liberté est parfaite, où chaque esprit, comme au sein d’une famille, peut juger de ses forces par celles de ses compagnons et se mettre paisiblement à la place que la nature lui destinait. Il signale sa patrie comme le seul pays où la liberté n’ait pas dégénéré en licence… » Le jeune Emerson, étant tout près de ses études, emprunte à l’antiquité la louange de son pays : « Xénopbon et Thucydide auraient trouvé là un thème beaucoup plus digne de leur génie que la Perse ou la Grèce. La révolution