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S’il ne crée point la haine, un tel isolement n’amène pas l’union. S’est-on demandé parfois quelles peuvent être les réflexions d’un laboureur pouvant sa charrue non loin d’une voie de chemin de fer et qui voit, dans le crépuscule, le train de luxe, passant à toute allure, avec ses stores de soie flottants, ses longs wagons-salons communiquant entre eux par des plates-formes bien closes, ces salles à manger roulantes, étincelantes de lumières, si fascinantes du dehors, si étriquées quand on est dedans, et qui semblent au pauvre hère ébahi un palais magique emportant en un tourbillon de splendeurs les heureux de la terre pressés d’atteindre quelque endroit de plaisir ? Quelles révélations erronées d’existences inconnues ! Quelle conception fausse de jouissances auxquelles jamais il ne participera : ces gens-là n’ont pas besoin de lui ; rien de commun entre sa vie de peine et leur nonchalance insolente. Le rapide qui les entraine est si dédaigneux qu’il ne s’arrêtera pas même au chef-lieu pour y reprendre haleine : il lui faut des capitales pour qu’il condescende à y stopper un instant : il va loin et vile, vers des lieux de délices insoupçonnées du petit monde et dont l’imagination des humbles se crée des images dangereusement fantastiques.

Quand, tirés par les haridelles de la poste, les riches se traînaient sur les routes, fût-ce en berline à ressorts et à coussins moelleux, leur voyage était une occasion constante de relations avec les habitants des pays qu’ils traversaient ; on fraternisait à chaque auberge ; le hasard de la couchée égalisait les rangs. Si, par exception, les villageois étaient d’abord un peu troublés par le grand train ou le haut titre d’un passant de distinction, ils se familiarisaient vite en s’avisant que celui-ci n’était qu’un homme comme tous les autres, ayant faim, pressé de dormir, buvant avec entrain le clairet local, reconnaissant d’être bien traité, complimentant l’hôtelière sur un ragoût réussi, se pliant sans façons aux habitudes du lieu, réclamant, en cas d’accident, une assistance qu’on s’empressait à lui prêter avec d’autant plus de zèle que son rang élevé rendait l’aventure moins banale et plus flatteuse. Ce serait une erreur grossière de se représenter le paysan de l’ancien régime, timide, farouche, obséquieux, redoutant les grands et prenant vis-à-vis d’eux des mines de chien battu ; il avait son franc-parler et la richesse ne l’impressionnait guère : n’entrait-il pas au château de son