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plus charmantes de toutes celles dont s’enjoliva en douze siècles le jardin de la royauté. Le style délicat, né dans les boudoirs de la Dauphine, se mariait si parfaitement à l’élégance et à la simplicité des mœurs, qu’il fut adopté avec ravissement. De grandes villes se renouvelèrent et se parèrent à la nouvelle mode : des témoignages irrécusables dévoilent ce qui dut être alors remué de moellons, taillé de pierres, forgé de ferrures, sculpté de bois. Dans la plupart de nos capitales de province, des rues, des quartiers entiers ont surgi de terre à cette époque : quant au mobilier décoratif, les trente millions de Français, se seraient exclusivement employés à sa fabrication que cela n’expliquerait pas encore le foisonnement de sièges, de fauteuils, de lambris, de consoles, d’appliques et de cadres, aujourd’hui répartis par le monde entier et qui portent l’empreinte, sinon la marque authentique, du temps dont ils se réclament. Soyons prudemment sceptiques et admettons les plus complaisantes proportions de contrefaçons : il n’en reste pas moins que, en ces vingt ans de communications lentes et difficiles, les ouvriers de France surent créer tant de délicieux modèles et propager si activement le goût nouveau que, un siècle et demi après cette éclosion, « le Louis XVI » s’exporte encore par trains et par flottilles jusqu’aux extrémités du globe.

On voyait alors, cheminant sur les routes, les ouvriers d’art, la musette en sautoir contenant les outils et l’album à dessin, le havresac sur l’épaule et le bâton à la main. Menuisiers, décorateurs, tailleurs de pierre, ciseleurs, plâtriers, ébénistes, marbriers, tapissiers, tous devaient, fidèles à une admirable tradition corporative alors à l’apogée de son organisation, terminer leur apprentissage par le Tour de France. Ils allaient à pied, de villes en villages, apprenant autant qu’ils enseignaient, visitant les églises et les châteaux, recueillant ici un croquis d’ornement, là une idée qui leur semblait heureuse ou le conseil d’un vieux praticien local. Remployant à l’occasion, s’offrant à sculpter un lambris, à tailler une tête de Bacchus à la porte d’une cave, à décorer, suivant la mode nouvelle, un salon ou un boudoir, répandant partout où ils passaient des germes d’art et de beauté et récoltant pour leur part ce qu’avaient semé leurs prédécesseurs. Comment vivaient-ils au cours du voyage ? Ils se souciaient peu des gains d’aubaine et ne travaillaient qu’à se perfectionner, sans ambition de salaire et encore moins d’épargne.