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lieu où nous étions et nous eûmes tous trois comme un désir de fléchir le genou au moment où elle passait, nous sentant partagés entre l’espérance d’être aperçus et la crainte d’être surpris[1]. »

Si l’on s’étonne de la facilité avec laquelle tous ces inconnus pénètrent et se promènent dans le palais des Rois, il n’est pas inutile d’insister à nouveau sur cette liberté qui est peut-être de tous les traits de mœurs de cette époque lointaine, celui qui nous surprend le plus et déconcerte davantage l’image de la Cour telle que l’ont déformée nos légendes et nos préjugés démocratiques. Le Roi ne s’appartient pas : il sait que sa personne est, en quelque sorte, un drapeau, un emblème de ralliement, et tous ses sujets ont des droits sur elle. Les portes de Versailles sont ouvertes à tous ; la résidence royale est le domaine de tous les Français : on y entre sans formalités, sans permission, comme en une église. La Galerie, centre du château, et qu’on ne peut atteindre sans traverser les grands appartements, est, aux jours de fête, remplie « d’une foule de monde de chaque état, chacun étant admis : tous les rangs sont confondus, » écrit un provincial[2]. Il n’est point d’appartement privé, point de cabinet même qui ne s’ouvre devant la requête d’un visiteur ; mais ce qui étonnera plus encore, c’est que le premier venu se mêle à l’intimité de la Cour. Un certain « faiseur de bas » d’Avignon, Martin, est venu à Paris en touriste. Voilà notre homme à Versailles ; on est au milieu d’août 1789, c’est dire que la Révolution montre déjà ses griffes ; la Bastille est prise depuis plus d’un mois ; le comte d’Artois a passé la frontière ; les meneurs excitent le peuple et le poussent à la bataille : certaines précautions seraient justifiées et la prudence exigerait quelques restrictions au libre accès des appartements du château. Eh ! non ; rien n’est modifié dans la demeure royale : le faiseur de bas y circule comme chez lui. Sur la terrasse il voit le Dauphin et sa sœur, « dans l’endroit carré où il y a une balustrade. » Martin s’y promène une partie de la soirée, puis il monte aux appartements, « car le jeu de la Reine est commencé. » Un valet de chambre du Roi, M. Diet,

  1. La Vie parisienne sous Louis XVI. Ce charmant récit de voyage a été écrit par l’un des trois étudiants nancéiens, François Coguel, alors âgé de vingt-cinq ans et qui mourut conseiller honoraire à la Cour de Nancy en 1844.
  2. La Vie parisienne sous Louis XVI.