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bleus, rouges, verts, noirs, « dont on ne paraissait faire aucun cas, la présence de Sa Majesté attirant et méritant tous les regards. » Il court ensuite à Trianon : ce qui l’y charme, c’est « la satisfaction d’y rencontrer Madame Royale, âgée de trois ans, qu’on y promène ; » enfin, bonheur suprême, il aperçoit aussi Monseigneur le Dauphin, qui a neuf mois et que « les dames qui prennent soin de lui tenaient à la fenêtre d’un des appartements. » La joie du bon Rouaud est d’autant plus complète qu’il juge que « les enfants » ont bonne mine : « ils portent sur une très jolie figure les caractères de la majesté royale. » — A neuf mois ! — « C’est-il ça de l’amour ? » aurait dit Figaro[1].

N’imaginons pas, dans notre scepticisme, que ce gentilhomme guérandais est flatté de se trouver à la cour et que la vanité du hobereau, au frôlement de ces grands personnages, est cause de son enthousiasme. Ne croyons pas davantage à de la simple curiosité. Pas un mot, dans son récit, qui ne soit inspiré par un sentiment très tendre et, pour employer son mot, très « familial ; » pas une tentative de description des Salons, de la Chapelle, des Bosquets, des Bassins, de la Terrasse superbe, du Grand Canal ; rien que le contentement intime et presque religieux d’approcher cette royauté dont la grandeur est si étroitement mêlée à celle du pays et dont l’histoire se confond avec son histoire. La curiosité, nous la trouverons dans les relations des étrangers qui, eux aussi, viennent à Versailles et noient également ces passages du Roi dans la galerie, ce mouvement continuel de la cour, les rapportent en simples badauds, sans l’émotion pieuse qui étreint le provincial en présence de ces princes au bonheur et à la prospérité desquels son sort est attaché.

La même impression se retrouve chez tous nos compatriotes accomplissant le même pèlerinage et dont l’adoration ne peut être suspecte, demeurant absolument désintéressée. Les étudiants nancéiens dont il a déjà été fait mention, visitant, vers la même époque, les jardins du Petit Trianon, avisent, au détour d’une allée, la Reine se promenant seule, vêtue d’une simple robe de linon et coiffée d’un bonnet de dentelle. Leur guide les pousse en hâte dans la laiterie où ils restent, le cœur battant, comme en extase : « Notre Reine passa tout près du

  1. Voyage à Paris en 1782.