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Et puis, durant deux mois, ce fut le silence. Mais, le jour de Pâques, il le rompit et nous envoya cette magnifique oraison funèbre :


Pâques, 1901,

« Mon cher ami,

C’est aujourd’hui le jour du pardon : il faut donc me pardonner. Je passais tous les ans cette journée à Gênes, avec lui. J’arrivais le Vendredi saint. (Il gardait dans son cœur le culte des grandes fêtes du christianisme : Noël et Pâques.) Je restais jusqu’au lundi. Le charme tranquille de cette visite annuelle me revient à l’esprit, avec les entretiens du maître, la table patriarcale, strictement rituelle avec les mets d’usage, la douceur pénétrante de l’air, et ce grand palais Doria, dont il était le Doge.

« C’est la première fois que j’ose parler de lui dans une lettre. Vous voyez bien qu’il faut me pardonner. J’étais victime d’une espèce d’aboulie partielle. Ma pensée allait vers vous presque tous les jours, sous la forme d’un véritable remords. Vous m’écriviez de si bonnes lettres… si douces et si noblement émouvantes. Ma volonté était impuissante à vous répondre, car il fallait vous dire quelque chose de cette grande mort, et je ne le pouvais pas ; j’en souffrais, j’étais malade.

« Je me suis jeté dans mon travail comme à la nage, pour me sauver, pour entrer dans un autre élément, pour gagner je ne sais quel rivage, ou pour être englouti avec mon fardeau dans un effort (plaignez-moi, mon cher ami ! ) supérieur à ma courte vaillance.

« Verdi est mort. Il a emporté avec lui une dose énorme de lumière et de chaleur vitale. Nous étions tous ensoleillés par cette vieillesse olympienne. Il est mort avec magnificence, comme un lutteur formidable et muet. Le silence de la mort était tombé sur lui une semaine avant de mourir.

« Connaissez-vous l’admirable buste du maître exécuté par Gemito ?….. Ce buste, sculpté il y a quarante ans, est l’image exacte du maître tel qu’il était le quatrième jour avant la fin. La tête inclinée sur la poitrine et les sourcils sévères, il regardait en dessous et paraissait toiser du regard un adversaire inconnu et redoutable et calculer mentalement les forces qu’il fallait lui opposer.

« Aussi lui a-t-il opposé une résistance héroïque. Le souffle de sa large poitrine l’a soutenu victorieusement pendant quatre