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en lui, grâce à lui, le génie commun de sa patrie et de la nôtre. L’accord de nos deux esprits et de nos deux cœurs en vibra plus profond, plus joyeux, pareil à celle harmonie musicale que célèbre, au dernier acte de Falstaff, le sonnet délicieux de Fenton :


Allor la nota che non è più sola,
Vibra di gioia in un accordo arcano.


En signe de leur affection, déjà vieille de près de vingt ans, les deux amis étaient convenus un jour de se tutoyer, de se « dar del tu, » comme dit joliment l’italien.


« Toi, moi, nous écrivait Boito, cela rafraîchit l’amitié. Le tutoiement offre encore d’autres avantages. Il a l’air de rajeunir les interlocuteurs, ce qui est très bon pour moi. Il aime la vérité. Il facilite les discussions en enlevant toute conséquence aux contradictions les plus exagérées. Un jour, tu me diras : « Tu es un imbécile, » et cela n’aura pas d’importance. Tandis que : « Vous êtes un imbécile !… » Alors il faut se battre. Tutoyons-nous donc, cher ami, cela prolongera notre existence. »


Pourtant, fût-ce à ses plus familiers, à ses plus intimes, Boito ne se livrait pas sans réserve. Nul n’a gardé plus strictement le double précepte : « Cache ta vie et répands ton esprit. » Jamais il ne parlait de lui-même, des siens, de sa jeunesse ; à peine de ses œuvres, et de ses succès moins encore. Surtout pas un mot de ses souffrances. Mais quelquefois, à certains accents, on ne pouvait douter qu’il eût souffert.

« Je voudrais entrer, à la place de cette lettre, dans votre aimable et paisible demeure. Chez moi, tout est crainte et tristesse. N’oubliez pas que vous êtes heureux. Voilà une maxime qui me vient à l’esprit chaque fois que je songe à vous. Elle n’est pas plus sensée qu’une autre. Autant dire au poisson : N’oubliez pas que vous êtes dans l’eau. Mais c’est terrible d’être obligé d’en sortir. »


Oublieux et comme ignorant de sa personne, il ne l’était pas moins de ses ouvrages. La discrétion de l’homme n’avait d’égale en lui que la modestie de l’artiste.


« Je vous envoie un petit livre qui contient des vers