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s’accommoderait d’un amour bref : « Si l’on n’aime point du tout, n’est-ce pas un plus grand mal de mourir tout à fait que de vivre quelque temps, puis mourir et revivre ?… » Cette petite a bien de la ferveur et de l’imprudence, dont éclate de rire Mlle de Saint-Ange, avec un peu de honte aussi. Mlle de La Tremblaye va se fâcher : quoi ! l’on vous parle d’un amour innocent !… Mieux avertie, Mlle de Saint-Ange sait qu’il y a peu de distance et qu’il y a d’inévitables transitions de l’amour innocent à l’amour criminel. En définitive, l’amour est le désir de « posséder l’objet qui plaît ; » et vous voilà toute empêchée de « circonspection : » dites si c’est un beau plaisir, que d’aimer d’une façon si gênante ! Mlle de La Tremblaye est sensible à ces difficultés : la « trop grande circonspection qu’il faut apporter en aimant » la détournerait de l’amour plus que la crainte des larmes qu’il coûte.

Leur science du plaisir et des peines d’amour, ces deux jeunes filles l’empruntent à l’histoire, je le disais, et aux livres. Elles citent le roi Salomon, Marc-Antoine et la reine Cléopâtre, Aristote le prince des philosophes et Sénèque le plus beau génie du monde. Et, si Mlle de Saint-Ange invoque le souvenir de la très sage Lucrèce, Mlle de La Tremblaye a vile fait de l’interrompre : « Mademoiselle, n’a-t-elle pas aimé Brutus ? » Elle a aimé Brutus ; mais Brutus « était d’un caractère bien différent des autres hommes. » Pour interpréter les enseignements de l’histoire, il faut l’expérience de chacun : Mlle de La Tremblaye n’a que des projets ; Mlle de Saint-Ange a ses déceptions. Mais elles ont l’une et l’autre le spectacle de ce qu’on voit, quand on est du monde et qu’on y a de bons yeux. Elles s’entendent à demi-mot sur l’histoire de la marquise de… : une personne « des plus distinguées et qui avait un siège chez la Reine » est devenue « le mépris de tout Paris » pour avoir épousé son valet qui, au bout de trois mois, l’a délaissée. Et la pauvre Mme de…… « Vous en savez bien quelque chose, mademoiselle, puisque votre maison a été son asile contre l’orage le plus violent… Cet exemple et mille autres qui se voient tous les jours ne prouvent que trop les malheurs et les disgrâces de l’amour… » Mille exemples, et qu’il ne faut pas chercher plus loin qu’à la cour, « qui est l’école de l’amour. » En effet, « rappelez dans votre esprit ce que vous savez de toutes les personnes qui la composent. Que sont devenues, s’il vous plaît,