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des pommes de terre. Mais ils vinrent bientôt m’informer que les soldats russes les empêchaient de toucher aux récoltes. Et, en effet, une délégation de ces derniers m’était envoyée pour protester que le sol sur lequel nous étions était autrichien, que l’armée autrichienne arrivait derrière nous, et qu’il ne fallait pas, lorsqu’elle reprendrait un territoire jusque-là occupe indûment par eux, qu’elle eût à se plaindre qu’il l’eût été par des vandales : les Autrichiens étaient aussi bons démocrates qu’eux, donc il fallait respecter leurs terres. Force me fut alors, pour me procurer de quoi nourrir mes hommes, de faire de véritables tirs de barrage, sous couleur d’essayer mes mitrailleuses ; sous leur protection la récolte pouvait s’opérer sans trop de risques.

Cependant, comme les trains n’avançaient que par bonds de cent mètres, et seulement toutes les quatre heures, les passagers en profitaient pour faire leur popote le long de la voie : d’autres, accablés par une chaleur réellement tropicale, se délassaient en prenant des bains dans une rivière que longeait notre ligne : suivant la mode russe, hommes, femmes, enfants, tous se baignaient côte à côte, dans le costume cher à nos premiers parents.

Au milieu de cette débandade, que devenaient nos escadrilles ? Comment les rejoindre ? Comment surtout les aviser du point où nous étions, puisqu’il n’y avait plus ni télégraphe, ni téléphone ? Ce fut le hasard, qui se chargea de me renseigner. Arrivant, après huit jours de voyage à l’aventure, dans une gare assez importante, Gmerinka, je vis sur un wagon un de nos avions convoyé par un de nos mécaniciens. Il m’apprit que notre mission avait élu provisoirement domicile à Kaminetz-Podolsk. J’en avisai de suite mon commandant : ce fut pour mes camarades un grand soulagement d’apprendre que le « train fantôme » était retrouvé, car, au moment du départ, j’avais pris avec moi tous leurs bagages, et depuis quinze jours que durait notre séparation, ils n’avaient pour toute garde-robe que ce qu’ils portaient sur eux.

Quelques jours après, nous recevions l’ordre d’aller nous installer à Proscouroff, petite ville suffisamment éloignée du front pour nous permettre, en cas de nouveau recul, de nous replier sans courir les mêmes risques que la première fois. D’ailleurs la situation n’était pas encore très rassurante, car,