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Kiew se vide peu à peu, le calme renaît ; du reste la vie normale n’a même pas été troublée par ces quelques coups de fusil… Il en faut beaucoup plus pour émouvoir l’âme russe.

Mes camarades et moi, devant ces alternatives de haut et bas, nous nous demandons quelle sera la fin de cette tragi-comédie ; à certains jours la discipline paraît rétablie, le lendemain l’anarchie est poussée à des limites non encore atteintes. Nous constatons alors combien il faut peu de chose pour entraîner les Russes. Comme je l’ai déjà dit, dès les premiers jours de la Révolution, les marques extérieures de respect, jusqu’alors si rigoureusement observées chez eux, en ont été supprimées. Or, l’artère principale de Kiew est une grande rue, où forcément, de cinq à sept heures, tout le monde se croise. Nous étions une quarantaine d’officiers, et nos hommes environ trois cents, par conséquent nous étions appelés à en rencontrer assez souvent sur ce parcours, et à recevoir leur salut. Nombre de soldats russes y venaient aussi. Au bout de fort peu de temps, rien qu’à voir nos hommes nous saluer, ils en reprirent l’habitude.

Ce simple fait nous donnait beaucoup à espérer. On ne pouvait manquer de connaître en haut lieu ce trait du caractère russe et certainement on allait faire un effort en ce sens pour arriver à réencadrer et à ramener dans le droit chemin tous ces égarés. Nous attendions de notre pays l’action énergique qui, à ce moment, pouvait encore tout sauver. Ce fut un homme politique qu’on nous envoya. M. Albert Thomas nous parla, et nous parla fort bien. L’après-midi, il alla haranguer nos alliés : il le lit avec beaucoup de fermeté ; par malheur, la plupart de ceux à qui il s’adressait, entendant ce grand mot de « socialisme » pour la première fois, l’écoutaient bouche bée. Même, quelques-uns de nos interprètes prétendent que le discours n’était pas toujours traduit très fidèlement. Au surplus, cela n’a pas grande importance ; dès que trois Russes sont réunis, il y en a tout de suite un qui fait un discours aux deux autres, et cela ne change ni leur opinion ni leur conduite. Les actes seuls influent sur eux. Plutôt que toute cette éloquence, un peu de poigne eût été préférable, — et eût suffi.

Ces meetings furent pour notre mission l’occasion de deux incidents diamétralement opposés. Quelques ouvriers des usines vinrent en délégués nous dire que si nous voulions la guerre…