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manifestants ; il obtenait invariablement celle réponse : « Maintenant que je suis libre, je veux profiter de la vie, des biens des riches, du partage des terres, et je ne vois pas la nécessité de retourner au front. » Il est clair que des hommes pour qui n’existaient ni le patriotisme ni le sentiment de l’honneur militaire, ne pouvaient raisonner autrement. Mais les meneurs à qui ces paroles furent rapportées commençaient à s’inquiéter : l’effet attendu était de beaucoup dépassé !

À la même date, la Douma, ou du moins le gouvernement provisoire, se décida à lancer un manifeste interdisant aux généraux de démissionner, et donnant l’ordre aux déserteurs de rejoindre leurs corps avant le 15 mai. Aucune punition ne leur serait infligée ; au contraire des sanctions sévères seraient prises en cas d’insoumission.

Cependant, du front nous parvenaient d’étranges nouvelles. L’armée Broussiloff tenait bon, et on avait même espoir de la voir attaquer : c’est donc là que nos escadrilles iraient aussitôt que notre matériel serait arrivé. Mais à l’armée voisine, les fraternisations commençaient à se généraliser, et on nous citait ce fait qui devait se reproduire à plusieurs reprises. L’artillerie, constatant des allées et venues entre les tranchées, avait ouvert le feu ; or, ce n’était pas une attaque de l’ennemi, mais bien des échanges de tabac, de pain, surtout d’alcool entre les deux armées. Ennuyés d’être dérangés aussi bruyamment, les fraterniseurs vinrent à la batterie, tuèrent quelques artilleurs et mirent des hommes à eux pour empêcher le tir.

Nous voici au 15 mai ; dès le matin, grande animation : c’est le jour où tous les déserteurs doivent rejoindre leurs régiments. Peut-être en est-il qui ont déjà rejoint ; en tout cas, beaucoup flânent encore dans les rues. Quelques arrestations sont opérées ; mais bientôt la police ne suffit plus à arrêter et conduire les délinquants soit à la gare, soit en prison. Ce que voyant, ceux-ci se concertent rapidement, et ce sont eux maintenant qui arrêtent les policiers. Ils en tuent un certain nombre, puis ils recommencent à circuler dans les rues en manifestant bruyamment ; sur ces entrefaites, un régiment resté fidèle s’organise en petits groupes (tout cela spontanément… sans ordre et sans officiers : c’est le plus grand qui commande), accourt en ville, recommence les arrestations, mais cette fois en fusillant sur place pas mal de déserteurs.