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là naquit ce « double pouvoir, » qui entrava la marche du premier gouvernement provisoire. Est-il besoin d’ajouter que, derrière les Soviets, il y avait les Allemands ?

Ce qui montra bien le travail- allemand dans le mouvement révolutionnaire, c’est qu’au même moment, dans toutes les villes et sur tout le front, furent distribués des tracts, — traduits de l’allemand en mauvais russe, — annonçant que la Russie allait être libre, que les soldats, devenant les égaux de leurs officiers, ne seraient plus tenus, ni de les saluer, ni de leur obéir. On créerait dans chaque régiment un comité chargé de discuter les ordres donnés par les officiers, juger de leur opportunité et les transmettre au cas seulement où ils le jugeraient convenable. Les punitions seraient supprimées : seul le comité serait juge des sanctions à prendre. C’est lui aussi qui nommerait les officiers : ainsi devait-on voir plusieurs proporchick (adjudants) devenir colonels, et plus tard Krilenko généralissime.

Quant à la grande question qui, depuis des siècles, a servi à fomenter tant d’émeutes en Russie, le partage des terres, les Allemands n’avaient eu garde de l’oublier. Ils déployaient devant leurs tranchées d’immenses pancartes raillant les soldats qui avaient la candeur de rester au front, alors que le partage allait se faire sans eux. L’effet fut immédiat : en quelques jours il y eut plus de 2 millions de déserteurs. Qui de nous ne se rappelle ces locomotives grouillant de soldats, puis ces grappes humaines sur les toits, les marchepieds et même les tampons des wagons : cela malgré un froid très vif et pendant un trajet non pas de quelques heures mais de quelques jours ? Les tranchées se vidaient et l’armée était sur les chemins de fer.

Le mal, cependant, n’était pas encore irrémédiable ; les Cosaques, toute la cavalerie et une partie de l’artillerie restaient fidèles ; la Douma, qui devait gouverner par intérim, était animée des meilleures intentions ; le parti des ouvriers lui-même était pour la continuation de la guerre. Nous pouvions donc espérer que les intérêts français n’étaient pas trop gravement compromis. Nous avions vu quelques colonels, qui avaient choisi eux-mêmes leurs comités, continuer à commander leurs régiments comme par le passé. Tout finirait par s’arranger… Mais à condition d’agir… Les tracts lancés de tous côtés n’étaient pas l’œuvre des révolutionnaires, et il était difficile de trouver un meilleur moyen de démoralisation. Une main de maître avait