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vu juste en ne l’attaquant point sur la rive droite où la possession du plateau assurait à Blücher une supériorité écrasante ; il avait conçu un projet plein de simple grandeur en courant de Berry-au-Bac vers Laon ; il avait été prudent en s’assurant le plateau de Craonne et son armée y avait montré une valeur que pour la dernière fois la fortune avait couronnée. Mais la bataille de Craonne au lieu de durer cinq ou six heures, ainsi qu’il eût pu très rationnellement arriver, dura, — en raison du verglas, — toute une longue journée. Et cela suffisait à changer le destin, puisque, durant une journée, elle rendait caduc le projet sur Laon ; l’Empereur eut tort de ne pas s’incliner devant un fait, l’arrivée de Blücher dans Laon, et de s’entêter, n’ayant pu l’y précéder, à l’y suivre. Car, l’y précédant, il l’y écrasait presque à coup sûr ; mais, presque à coup sûr, l’y suivant, il s’y faisait repousser.

Sans doute, le soir de cette victoire à la Pyrrhus qu’était la victoire de Craonne, s’était-il dit que, de toute façon, la bataille de l’Aisne échouant, mieux valait tenter une suprême chance pour qu’elle réussit. Que Blücher fût, le 7 au soir, atteint du mal qui lui faisait, le 11 au soir, passer le commandement au médiocre Gneisenau, la fatalité, qui s’était si nettement, le 4 mars, à Soissons, tournée contre Napoléon, lui eût ainsi assuré une revanche. Mais il était dit qu’en 1814 la fatalité serait toujours contre lui.

C’est bien en cette région de l’Aisne, — de Soissons à Laon, — qu’elle se prononça le plus haut contre lui, là que plus qu’en aucun lieu il joua et perdit sa fortune. En ces lieux où César avait de loin gagné l’Empire, Napoléon le perdit.

C’est là également qu’un siècle après, allait se livrer, — au lendemain de la bataille de la Marne de septembre 1914, — une partie où peut-être s’est jouée la fortune de la guerre, car, suivant qu’on y réussît ou qu’on y échouât, la durée de l’énorme lutte pouvait être prolongée, — et partant modifié, dès l’automne de 1914, le sort de la France et de l’Europe.


Louis MADELIN.