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pas arriver à destination, il n’y avait qu’à suivre cette route et marcher dans cet ordre. Le terrain entre l’Aisne et la Lette (l’Ailette) est très accidenté, très coupé, les chemins de traverse y sont détestables et la gelée, survenant après de grandes pluies, les avait rendus absolument impraticables. Force fut de hisser en haut des côtes les canons, de les retenir à bras d’hommes sur les descentes couvertes d’une épaisse couche de glace. » Dans la vallée bourbeuse, sur l’autre plateau, on n’avança pas[1]. Le vieux Blücher lui-même survenant, avec ses gros jurons prussiens, n’y fit rien. Il fallut bien reconnaître qu’à s’acharner, on s’exposait à pire mésaventure. On avait mal calculé le temps ou mal étudié le terrain. La diversion se produirait trop tard. Qui sait si, débouchant à Festieux, on n’y trouverait pas des corps français faisant tête ? Qui sait surtout si on ne serait pas pris dans le massif entre ceux-ci et les vainqueurs de Craonne ?

Blücher renonça ; il entendait maintenant ramener son monde à Laon pour y pouvoir, appuyé sur la montagne, gagner la seconde manche. Il fallait livrer les plateaux. Il expédia à Woronzof, à Sacken l’ordre de se replier. Woronzof, si ébranlé que fût son corps, refusa d’abord, puis se soumit. Il le fallait bien d’ailleurs, car l’ordre de Blücher ne sauvait que l’honneur ; déjà les Russes lâchaient pied ; Belliard arrivant par leur droite les harcelait, tandis que, débouchant d’Aillés, la brigade Boyer faisait mine de leur couper la retraite.

Celle-ci commença : Woronzof y maintenait de l’ordre, mais ayant pensé trois fois s’arrêter pour faire front, il en fut trois fois empêché. Les deux armées suivaient le Chemin des Dames et ses bas-côtés, l’une harcelant l’autre. A Cerny, où Woronzof faisait mettre ses pièces en batterie, il devait aussitôt abandonner la position ; Belliard sabrait ses arrière-gardes, débordait le chemin. Sacken dut faire établir du canon au grand Tilliolet (ce qu’on appelle aujourd’hui le Tilleul de Courtecon), mais Drouot marchait avec son artillerie et, en quelques salves, démonta les pièces ; de Cerny à Courtecon, de Courtecon à l’Epine de Chevregny, de l’Epine à la Royère, la retraite harcelée continuait. De temps en temps, un corps à corps s’engageait ; des hommes étaient précipités sur les pentes de l’Ailette que longe le Chemin des Dames. Enfin, arrivé à la

  1. « Quelle belle canonnade on eût fait là-dedans ! » écrit Henry Houssaye avec un soupir de regret.