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mécontentement. « Il est bien fâcheux, écrit Woronzof à Winzingerode, que nous n’ayons pas pu défendre ce pont, et Votre Excellence peut voir, en calculant le temps, que la chose était impossible, l’infanterie n’étant partie de Soissons qu’hier, vers le soir. » Signalant cependant comme une hypothèse peu croyable la marche audacieuse de l’Empereur sur Laon, il ajoutait que, sans attendre les ordres du feld-maréchal, il massait ses troupes, soit pour attaquer l’ennemi en route, soit pour lui résister sur le plateau, ajoutant d’ailleurs : « Si je suis contraint de me replier avant d’avoir été renforcé, j’exécuterai ce mouvement par la route qui, venant de Craonne, rejoint près de l’Ange Gardien la chaussée de Soissons à Laon. » Déjà il délibérait d’abandonner le Chemin des Dames à l’Empereur.

Encore que Winzingerode « ne pût croire que l’ennemi se dirigeât sur Laon, » le départ des maréchaux abandonnant soudain la région de Soissons pour gagner à leur tour Berry-au-Bac, achevait d’éclairer Blücher. Avec un bel à-propos, il modifia en quelques heures, avec son plan, le dispositif de ses troupes. Il entendait maintenant précipiter son armée vers l’Est, occuper le plateau de Craonne, menacer Napoléon, l’attaquer de flanc. Suivant le Chemin des Dames, il descendrait en plaine entre Corbeny et Berry-au-Bac. L’armée reçut l’ordre de pivoter sur sa gauche et de faire face à l’Est : la droite, vers l’Aisne, de Cerny et Paissy à Craonne ; la gauche, de Bruyères à Festieux ; le centre, à la Bove et dans la vallée de l’Ailette. Le front ayant ainsi été modifié, l’armée russo-prussienne foncerait sur le flanc de l’Empereur en flagrant délit de marche.

Napoléon continuait à pousser droit sur Laon. Déjà, avec la promptitude d’esprit qui le caractérisait, il entendait que la combinaison prît corps dont la possession du massif, tourné, était la base. « Sa Majesté, écrit Berthier au ministre de la Guerre, va aujourd’hui sur Laon et ordonne de faire sortir des places des Ardennes et de la Moselle deux fortes divisions. Sa Majesté compte (le chef d’état-major général prévoit évidemment l’écrasement de Blücher devant Laon) se jeter sur le flanc droit de la Grande Armée ennemie (Schwarzenberg) par Saint-Dizier et Joinville, dans le temps qu’Augereau (qu’il suppose en Franche-Comté) se jettera sur son flanc gauche par Bourg, Lons-le-Saunier et Besançon. » On voit à quel projet grandiose