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chambre naquirent profusément, et furent quarante ans ingénieuses, subtiles et étincelantes.

Sur la personne de Sainte-Beuve que n’a-t-on dit ? de quelles trahisons aussi n’a-t-on pas chargé son ombre ? »

Malgré ses défauts, et il en a, — combien il est attachant !…

J’aime à le suivre depuis sa studieuse enfance à la pension Landry, à travers sa vie de jeune homme, ses débuts au Globe, alors qu’une « sombre mélancolie dévorait cette jeune âme, » — et cette mélancolie, bientôt, ce sont Les Consolations, puis Volupté. J’aime sa jeunesse laborieuse et pauvre, son avidité à lire, son désir d’apprendre, l’activité de son esprit, sa conscience dans le travail… Déjà à cette époque il est divers, inquiétant un peu, et déjà son esprit, « c’est un de ces parfums composés et précieux où l’on respire à la fois vingt essences choisies, et adoucies par leur mutuel accord[1]. »

Je possède quelques-uns des carnets de l’étudiant[2] : j’en veux donner ici quelques extraits. On y verra le Sainte-Beuve de seize ans, le chercheur qu’il est déjà. Dans ces carnets, rien n’est classé ni apprêté, et c’est ce qui me plaît en eux, car j’y trouve la révélation de sa jeune vie intellectuelle, et au jour le jour. Il indique ses lectures, — il lit terriblement, — il jette, çà et là, des pensées qui l’ont frappé, une note, une appréciation ; il blâme, il loue : ainsi il se découvre à nous dans le passé. Ici c’est l’étudiant studieux et inexpérimenté, là c’est déjà le critique. En vérité, la lecture de ces petites notes est émouvante, comme tout ce qui touche à la formation d’un esprit supérieur, à son développement.

Et d’abord, aux premières pages, cette citation :

Le plus homme de bien est celui qui travaille.

Comme il note ses lectures au jour le jour, on peut voir que cette semaine (du 10 au 17 avril 1820), il lit les auteurs latins et grecs : Ovide, le Cyclope de Théocrite, la Germanie de Tacite, et aussi Catulle (ce qui ne l’empêche pas de lire le Distrait, Attendez-moi sous l’Orme, le Joueur, enfin le théâtre de Regnard, cette semaine encore) et c’est déjà le même Sainte-Beuve que celui qui notera vingt-six plus tard : « Aujourd’hui 13

  1. Taine.
  2. Voir dans la Revue Hebdomadaire 29 juillet 1916 et 31 mars 1917 : Les petits Carnets de Sainte-Beuve.