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publics ont créé des milliers d’emplois attribués à des fonctionnaires chargés de veiller au repeuplement de nos cours d’eau, de « protéger » notre gibier, d’enseigner aux paysans, dès l’école, les raffinements de l’élevage et de la culture maraîchère, d’inspecter, de garder, de diriger, de perfectionner tout ce qui se rapporte aux productions de notre sol prodigue… et c’est depuis ce temps-là que nous avons été réduits à réclamer de l’étranger ce que nous possédions jadis en pléthore : au temps qui précéda le coup de tonnerre d’août 1914, nos faisans venaient de Hongrie, nos lièvres de la Forêt Noire, nos écrevisses étaient nées dans la Havel ou dans la Sprée, et la France de la Seine, de la Loire, de la Garonne et du Rhône achetait annuellement pour dix millions de brochets, de truites et de saumons au Weser, à l’Elbe et au Rhin ! Les économistes allèguent qu’il ne convient pas de confronter notre époque aux jours d’autrefois, les conditions de la vie ayant totalement changé depuis cent ans, argument chétif auquel les esprits simples seront toujours en droit de répondre : « C’est bien dommage ! » jusqu’au temps où l’expérience les aura convaincus que leurs regrets ne sont pas justifiés. Encore faudrait-il expliquer pourquoi tous les étrangers qui avaient des loisirs et de l’argent à dépenser ne venaient jadis que chez nous : notre France était l’hôtesse sans rivale, même sans concurrente ; elle n’a point perdu ce renom, certes, mais peut-être l’a-t-elle, par insouciance paresseuse, quelque peu compromis. Aussi n’est-il pas superflu de rêver un peu maintenant à ce qui le lui avait valu et pour quelles séductions les oisifs, curieux de se procurer, ainsi que disait Monlaigne, « une continuelle exercitation à remarquer des choses nouvelles, » se figuraient découvrir en elle un coin de l’Eden et ne la quittaient point sans lui vouer un sentiment fécond de respect, de gratitude et d’amour.


G. LENOTRE.