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sans intérêt pour l’histoire économique de constater l’extraordinaire et habituelle abondance dans laquelle vivait l’ancienne France : nos compatriotes n’en étaient pas surpris et n’en parlaient guère, mais les étrangers s’extasiaient. Sir John Carr passe à Mantes à huit heures du matin ; il s’arrête à l’auberge et demande à déjeuner : la table est dressée et, sur les réchauds sont placés un potage, un quartier de viande, une volaille… Non sans difficulté l’Anglais fait entendre qu’il ne déjeune pas de cette façon et que du café et une flûte lui suffisent. Tandis qu’il discute avec l’hôtelier consterné, ses compagnons de diligence, tous français, se sont joyeusement installés, serviette au cou, et font large brèche aux mets consistants qu’on leur présente. « Quel heureux peuple ! » écrit John Carr : « toujours prêts et à toute heure ! Il n’a même pas l’idée de ce qui peut le gêner[1] »… Locatelli n’a-t-il point parlé des voyageurs qui « par habitude des privations ou par économie, se contentent, le matin, de jambon, de viande salée et d’œufs ? » Que dévorent donc ceux qui ne regardent pas à la dépense ? Il est vrai que les déjeuners d’auberge sont bien alléchants : partout en France on trouve d’excellent lait, le beurre « sortant de la baratte » est un enchantement ; partout l’hôtelier s’ingénie et excelle en quelque plat inimitable ; « ragoût d’œufs de carpes avec des champignons, des truites, des pistaches et des câpres », ou « tourtes de queues d’écrevisses au beurre de noisette ». Chaque province, chaque ville, presque chaque bourgade a sa « spécialité » dont les ménagères locales se transmettent pieusement le secret ; et comme la réputation de ces bonnes choses n’est pas « industrialisée, » on n’en peut goûter les délices qu’à leur lieu d’origine : pâtés de Chartres ou de Toulouse, madeleines de Commercy, saucisson de Lyon ou d’Arles, cassoulets variés, bouillabaisse légendaire, macarons de Nancy, andouilles de Vire, de Troyes ou de Cambrai, langues de Valenciennes, pieds croquants de Saint-Menehould, rillettes de Tours… c’est par les auberges que se sont établies ces renommées européennes qui contribuent, plus qu’on ne le pense, au prestige de notre pays.

Dans le récit du voyage de Mme Cradock, document précieux touchant ces matières, reviennent à chaque arrêt ces mots : « excellent souper, vin délicieux. » La dame note avec

  1. Impressions de voyage en France de Sir John Carr, traduites par A. Babeau, correspondant de l’Institut. (Les Anglais en France après la paix d’Amiens, p. 125).