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routiers, des étrangers, des bourgeois du pays, des marmitons, des servantes, des postillons s’y coudoient, s’y démènent, s’y disputent, y boivent ou s’y repaissent vingt-quatre heures par jour. Rien de l’appentis, exigu et obscur, niché au bout d’un couloir sombre où, trop souvent, est de nos jours reléguée l’officine des petits hôtels provinciaux. La cuisine de l’ancienne auberge n’est pas la coulisse, c’est la scène : tout s’y prépare au grand jour ; qui ne connaît la description qu’a notée Victor Hugo d’un de ces honnêtes et rutilants laboratoires de bonnes choses, au temps béni des feux de bois où les sauces blanches étaient sans tromperie et les « liaisons » sans mystères ? « Une salle immense : un des murs occupé par les cuivres, l’autre par les faïences. Au milieu, en face des fenêtres, la cheminée, énorme caverne qu’emplit un feu splendide. Au plafond, un noir réseau de poutres magnifiquement enfumées, auxquelles pendent toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes, un garde-manger, et, au centre, une large nasse à claire-voie où s’étalent de vastes trapèzes de lard… L’âtre flamboyant envoie des rayons dans tous les coins… et fait resplendir l’édifice fantastique des casseroles comme une muraille de braise… Des marmites gloussent, des fritures glapissent… Le couperet cogne, la lèchefrite piaille, la fontaine pleure, les bouteilles sanglotent, les vitres frissonnent, les diligences passent sous la voûte comme le tonnerre… Cette forge à indigestions… est, jour et nuit, pleine de vacarme[1]… »

C’est qu’on y doit se prémunir contre de terribles appétits : ce qu’on mange en France, au XVIIIe siècle, depuis la table de Versailles où le Roi s’assied presque toujours seul, jusqu’à cette autour de laquelle s’empile toute une famille d’artisans, bisaïeux, grands-parents, papa, maman, oncles, tantes, cousins, marmaille, ce qu’on mange est invraisemblable. On n’est plus, certes, au temps où l’on engouffrait n’importe quoi en quantités formidables, sans ordre, sans choix, sans méthode, comme, par exemple, à ce dîner maigre, servi, un jour de carême, chez l’archevêque de Paris et où paraissent sur la table quatre grands saumons frais, dix turbots, douze homards, cinquante livres de baleine, deux cents tripes de morue, un panier de moules, neuf aloses fraîches, dix-huit truites d’un pied et demi,

  1. V. Hugo. Le Rhin. Lettre III.