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sorte, quitté son domicile : il n’a rien vu, il ne lui est rien arrivé qui vaille d’être noté, et il a traversé la France sans même savoir, s’il ne consulte l’indicateur, quelles sont les villes importantes devant lesquelles son train aura soufflé. Eût-il voyagé de jour qu’il en eût été exactement de même : comment et pourquoi s’intéresser à un pays que l’on parcourt à la vitesse de cent kilomètres à l’heure quand on est assuré qu’on n’a à se préoccuper de rien, qu’on franchira montagnes et fleuves sans même ralentir et qu’on touchera le but à la minute fixée ? A-t-on remarqué combien peu de gens, en express, « regardent par la portière ? » Ils lisent, ils fument, ils somnolent, ils causent, ils jouent aux cartes et si, par lassitude, ils vont se dégourdir dans le couloir du wagon, le nez aux glaces, ils contemplent d’un air consterné la fuite éperdue du ballast et le fascinant défilé des poteaux du télégraphe, sans paraître accorder un regard aux paysages incessamment changeants qui s’encadrent dans le châssis de la vitre. Soyez persuadés que si l’on n’écrit plus d’impressions de voyage, c’est que les voyageurs n’ont plus d’impressions : en ressentiraient-ils qu’elles seraient parfaitement semblables à celles d’autres indifférents qui, pour le même prix, dans les mêmes conditions, aux mêmes heures, ont effectué la veille le même parcours ou l’effectueront demain.

Au temps des grandes routes il en était autrement : une côte à gravir faisait événement ; le relais ménageait toujours quelque incident, ne fût-ce que le manque de chevaux ou les discussions avec le maître de poste ; l’imprévu de l’auberge, le hasard de « la couchée, » les rencontres de la table d’hôte offraient autant de surprises et d’amusements. Surtout, celui qui courait les chemins n’abdiquait pas toute personnalité ; il n’était pas un colis qu’on transporte et qu’on dépose en lieu convenu : il lui fallait s’ingénier de cent façons, combiner son trajet selon ses ressources, ses goûts, le temps dont il disposait : qu’il fût à cheval, en voiture, à pied, tout lui était spectacle, motif de curiosité ou sujet d’émotion.

Qui donc a dit que, grâce à la rapidité de nos moyens de transport, nous vivons « plus que nos pères ? » Le contraire paraît bien probable, si vivre c’est éprouver des sensations nouvelles et exercer son individualité. Ce qui est sûr c’est qu’ils avaient du temps pour tout, — comment s’y