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l’admiration : ils visitent une corvette, mangent des moules et de la raie, parcourent la ville et reprennent la diligence[1]. On les eût grandement surpris en leur prédisant qu’un temps viendrait où, dans la belle saison, plusieurs millions de Français iraient, chaque année, s’installer incommodément sur les plages et y vivraient durant des semaines et des mois, sans autre distraction que la contemplation du flux, la flânerie sur les galets ou la sieste alanguie sur le sable, en plein soleil.


La montagne dénigrée, la mer sans attraits, où se rendent les gens qui arpentent le pavé du Roi ? Car, si l’on voyage peu, au sens propre du mot, on circule incessamment. À lire les mémorialistes de la fin du XVIIIe siècle, on constate que leurs contemporains sont toujours en course ; on entreprend rarement de longues randonnées ; mais, sous le moindre prétexte, on attelle la calèche, le cabriolet, la carriole ou la tapissière : ceux qui n’ont pas de voiture vont à cheval : s’ils sont chefs de famille, ils prennent la femme en croupe et les enfants trouvent place sur l’encolure. On va ainsi surprendre ses voisins de campagne, Chez qui l’on séjourne ; consulter le notaire ou le procureur de la ville prochaine ; une fois dans l’année on se rend aux foires lointaines, le Landit, Guibray, Beaucaire, Lyon, selon la région. Les relais de poste fournissent des chevaux jour et nuit ; pour trente sous on a un bidet qu’on échangera contre un autre au relais suivant. On n’allait pas vite : deux lieues à l’heure étaient l’allure habituelle ; mais comme on cheminait plus lentement qu’aujourd’hui, le monde semblait à nos pères être beaucoup plus vaste qu’il ne le paraît à nos yeux blasés, et on était dépaysé dès qu’on perdait de vue son clocher. On n’avait pas besoin d’aller loin pour se donner l’illusion d’une expédition de découverte et tout était nouveauté après trois heures de route.

Il est manifeste que, de nos jours, s’il n’a pas au moins traversé l’Afrique ou exploré la Micronésie, nul ne se risquerait à publier ses « impressions de voyage. » Tel prend place dans le rapide au crépuscule et s’éveille avec le jour à trois cents lieues de son point de départ ; mais il n’a pas, en quelque

  1. La Vie parisienne sous Louis XVI, p. 123 et suiv.