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aimé. « Monsieur a sans doute lu la Nouvelle Héloïse ? » demandent d’un air narquois les paysans du Valais à l’étranger qu’ils rencontrent, les yeux rougis et un mouchoir trempé à la main. Et, une fois consolés, ces pèlerins profitent du voisinage pour pousser jusqu’en Savoie et s’égarer du côté de Chamonix ; on voit errer par-là, dès 1777, de jeunes Parisiens « en culotte soufrée et manchettes de filet brodé[1]. » Bientôt, la vogue aidant, le beau monde voudra connaître ces « sublimes horreurs » et respirer l’air des montagnes ; mais il faudra attendre près d’un siècle avant que M. Perrichon s’y hasarde et que le bourgeois de chez nous quitte son vendangeoir ou sa closerie pour aller s’essouffler au Montanvert ou passer une nuit blanche au Righi[2].

La mer, chez nos paisibles aïeux, ne compte pas plus d’admirateurs que n’en ont les Vosges, les Alpes ou les Pyrénées. On la dédaigne ; personne n’en parle : Rousseau l’a vue et il ne lui consacre pas une ligne[3]. Quelques Parisiens vont à Dieppe par curiosité ; mais il ne paraît pas qu’ils soient émerveillés, ni même intéressés par le spectacle de « cet élément. » Le prince et la princesse de Condé, avec une douzaine de compagnons, s’y rendent en partie de plaisir ; ils restent trois heures sur la jetée et s’en reviennent largement salis-faits[4]. À part quelques « âmes sensibles, » dont l’émotion semble être plus artificielle et littéraire que sincère, le bourgeois terrien est dérangé de ses impressions coutumières en présence de ce grand spectacle qui ne lui est pas familier. Il juge la chose exagérée. Croyez bien que l’exclamation prêtée par Henri Monnier à Monsieur Prudhomme : « Une telle quantité d’eau frise le ridicule, » est un mot de boutiquier parisien ébahi à la vue de l’Océan. Même ceux qui, comme l’Ariste du P. Bouhours, font le voyage exprès pour le contempler, paraissent n’en comprendre ni le charme ni la puissance. Deux Nanréians, venus en 1787 de leur Lorraine à Paris, poussent jusqu’au Havre : dans le journal très détaillé qu’ils nous ont laissé de leur expédition, ils ne gaspillent pas une épithète à peindre ce spectacle qu’ils sont venus chercher si loin, et ne trouvent pas un mot qui sente le recueillement ou

  1. Mayer, Voyage en Suisse, Amsterdam, 1786.
  2. D. Mornet, ouvrage cité. Passim.
  3. D. Mornet, ouv. cit.
  4. Mémoires du duc de Croy, p. 146, cité par Mornet.