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On parvenait donc quelquefois à Nice, — non sans peines, — mais, quelque délicieux que fut l’endroit, à moins d’y passer le reste de ses jours, il fallait bien se décider à en sortir et cette opération se hérissait de difficultés devant lesquelles reculaient les plus braves. La résidence des princes de Savoie présentait en effet cette particularité qu’elle n’était reliée au reste du monde par aucune route carrossable : le chemin de Turin était impraticable, si ce n’est pour les mulets, et l’on était forcé de démonter les voitures pour franchir le col de Tende. Vers Savone et Gênes la seule voie était un sentier qu’on appelait la Corniche, « si étroit qu’une personne y pouvait à peine passer », reste informe de la Voie Aurélienne établie par les Romains un siècle avant l’ère chrétienne et que personne n’avait réparée depuis le temps de Jules César. La description laissée par Mme de Genlis, qui se hasarda sur cette effrayante Corniche lors de son voyage en Italie, n’était point de nature à y attirer les touristes : « d’un côté d’énormes rochers formant une espèce de muraille qui paraît s’élever jusqu’aux cieux, et, de l’autre, des précipices de cinq cents pieds au fond desquels la mer, se brisant contre les écueils, produit un bruit aussi triste qu’effrayant… Tout le pays est aride et affreux… L’horreur des précipices me fit faire plus des trois quarts du chemin à pied sur des cailloux et des roches coupantes… » La malheureuse parvint à Gênes « sans souliers, les pieds enflés et pleins de cloches, » déclarant que ce voyage est « le plus dangereux que l’on puisse faire[1]. » Saussure constate que même pour les mulets la Corniche est très périlleuse, « parce que la terre qui paraît solide manque sous les pieds de ces animaux et, s’ils tombent, ils sont perdus et roulent infailliblement dans la mer sans que rien puisse les retenir[2]. » Et Lalande, dans son Voyage d’Italie, conserve un souvenir tragique de ces rochers sur lesquels on passe en montant ou descendant alternativement des uns aux autres, faisant saillie sur les ondes effrayantes qui se brisent au bas avec un mugissement épouvantable »… Assertions qu’on ne peut suspecter, mais qui étonnent les gens d’aujourd’hui : la Corniche existe encore, elle a même conservé son

  1. Genlis, Mémoires et descriptions similaires dans Adèle et Théodore du même auteur.
  2. Voyage dans les Alpes, 1794.