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l’impériale, et l’on naviguait ainsi, au péril de ses jours, en pleine grande rue de Montélimar. Ce que Lucie ne dit point, — il lui arriva depuis lors tant d’autres et plus tragiques aventures ! — c’est l’état de la belle berline archiépiscopale, après un tel arrosage et comment on pouvait, le mauvais pas franchi, reprendre ses places sur ces banquettes soyeuses et, sur ces oreillers de plume aussi bousculés, maculés et imbibés que s’ils s’étaient trouvés entre les deux portes d’une écluse rompue, envahie par l’afflux des eaux. C’étaient là, manifestement, petits inconvénients habituels et avec lesquels on était si bien familiarisé qu’on ne jugeait pas qu’ils valussent la peine d’être mentionnés.

Les téméraires, — très rares, d’ailleurs, — qui, vers la même époque, formaient le dessein d’aller à Nice, se heurtaient à un obstacle bien autrement périlleux : l’exemple est d’autant plus démonstratif que cette excursion est aujourd’hui consacrée, en quelque sorte classique, et si communément réalisable dans des conditions de facilité et d’agrément qu’elle est promue au rang de « voyage de noces. » Or, de tous ceux de nos contemporains qui vont se délasser dans l’ensorceleuse capitale de la Côte d’Azur, combien peu se sont avisés que, avant de s’engager dans les faubourgs de la ville, le train passe sur un pont qui ne se distingue que par sa banalité des autres travaux d’art de la voie ! Le site n’a rien de « romantique ; » la plaine est vaste ; les montagnes n’apparaissent qu’au loin et, le plus ordinairement, le cours d’eau qu’enjambent les arches ressemble si peu à un fleuve et si bien à un banc de sable qu’on le confond facilement avec le champ de courses tout voisin. C’est le Var, jusqu’en 1792, frontière de la Provence et limite du royaume de France ; le Var, barrière, sinon tout à fait infranchissable, du moins si unanimement redoutée qu’il fallait, pour en affronter le passage, porter autour du cœur le triple airain de l’homme d’Horace. Les relations de ceux qui l’ont effectué font frémir : une douzaine d’indigènes absolument nus sont à demeure sur les bords du fleuve : agréés et taxés par le gouvernement, ils ont pour mission de guider d’une rive à l’autre les voitures et les chevaux et de porter sur leurs épaules les voyageurs. Ils ne doivent passer personne de nuit, sous peine des galères ; prennent leur poste dès l’aube et se disputent les arrivants : hommes ou femmes sont empoignés par