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tout temps, — et le hobereau de nos provinces, le conseiller au Parlement de Metz ou de Toulouse, qui entreprenaient le pèlerinage de Paris, s’y préparaient longuement et supputaient toutes les chances bonnes ou mauvaises d’une si périlleuse pérégrination. les femmes se donnaient pour but l’achat d’une parure depuis bien des années retardé ; les hommes niellaient au nombre de leurs projets le bonheur d’apercevoir le Roi, se promettaient de prendre l’avis d’un célèbre médecin au sujet de quelque rhumatisme récalcitrant que ne parvenait pas à guérir le praticien local, ou bien caressaient en secret l’espérance d’échapper, durant quelques heures, à la surveillance conjugale, pour goûter, au moins une fois, à quelqu’un de ces fruits défendus si abondants au verger parisien et dont les explorateurs revenus de ce lieu de délices contaient merveille d’un ton de discrète fatuité. Bref, on rêvait à cette grosse détermination longtemps à l’avance, on en parlait à tous ses voisins, on se chargeait des commissions de tous ses amis, on se mettait ainsi dans l’obligation de ne pas reculer ; et, quand tout retardement eût compromis l’honneur, on montait en voiture et on se mettait en route, le cœur gros, sans trop regarder derrière soi, pour ne pas faiblir au dernier moment.

Le 9 juin 1782, le chevalier de Kerpoisson, Mme de Kerpoisson, M. et Mme de Rouaud quittent Guérande qu’ils habitent, afin d’accomplir, sans autre motif que leur amusement, le traditionnel voyage à Paris. M. de Rouaud se charge de tenir le journal de l’expédition, et il s’y astreint fidèlement[1]. Le premier soir, les voyageurs s’arrêtent à Donges, après avoir parcouru six lieues ; ils s’y reposent durant cinq jours : le 14 juin, ils traversent la Loire, passent à Paimbœuf et arrivent à Nantes, — lourde étape de dix lieues. Là, ils louent, à raison de cent dix livres, une chaise de poste qui doit les porter jusqu’à Paris, et les voilà s’acheminant, avec courage. La première couchée est à Ancenis, la seconde à Angers où, contrairement à leurs projets, ils ne peuvent séjourner dans la crainte de n’en pouvoir repartir, le comte du Nord, le futur empereur de Russie, Paul Ier, ayant retenu sur la route tous les chevaux de poste. D’Angers à Durtal, de Durtal à la Flèche, puis à Guécelard, au Mans, à Conneré, à la Ferté-Bernard… Ils se traînent ainsi sur

  1. Comte L. Remacle. Voyage de Paris en 1782. Journal d’un gentilhomme breton, Vannes, 1900. Extrait de la Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou.