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autour, recule et avance les cailloux avec des paroles de douceur et d’impatience. Je ne comprends pas : la mère m’explique que c’est la tétée des veaux. Par une belle journée d’hiver, il a saisi la famille au bois, où l’on travaille à la coupe, et il a vu le vieux chêne condamné s’abattre avec fracas. Il revient dans une sorte d’ivresse. Le lendemain, armé d’un court bâton, il va droit au chardon épineux, qui dresse sur le bord du chemin sa tige desséchée. Il le mesure du regard, prend sa distance, s’arc-boute sur les jarrets, crache dans ses mains, et, saisissant le bâton, détache de grands coups, chacun suivi d’un han étouffé, qui bientôt se précipitent. Meurtri, le chardon à la fin succombe, et le bûcheron, les deux mains appuyées sur sa cognée, contemple sa victoire, anhélant et glorieux. La scène s’est déroulée gravement, avec une sincérité parfaite.

L’ambition du jeune travailleur se précise d’ailleurs dans un seul rêve, celui du labour. Depuis « qu’il s’en va seul, » comme on dit, il cherche à le réaliser avec les pauvres moyens dont il dispose. A chaque instant, il fouaille de sa gaule et de ses jurons deux morceaux de bois placés côte à côte : c’est son attelage. Plus tard Bergère et son fils Médor, entourés de ficelles, sont reliés à un bâton : encore son attelage. Vers l’âge de dix ans, il met sa main sur le mancheron de la charrue en marche à côté de celle de son père : celle-ci discrètement se retire et l’enfant du geste reste maître d’un quart de sillon.

Son impatience s’enflamme. Il doit pourtant attendre la fin de son temps scolaire, le certificat d’études, et aussi d’être plus fort, deux, trois, quatre ans peut-être. Et voici que soudain, au lendemain d’un jour où tout le monde a pleuré, on est venu lui dire : Prends la place de ton père, son aiguillon, sa charrue, ses grands bœufs, vieillards pacifiques et habiles au travail. Il croit rêver. Le rêve est réalité. Il part et les bœufs le suivent, — ah ! les nobles bêtes, bonnes comme le pain ! — il arrive au village, s’engage dans la rue, où tout le monde le regarde, et les bœufs le suivent toujours, — ah ! les nobles bêtes, franches comme l’or, fortes comme des chênes ! — de temps en temps il se retourne, de l’aiguillon dessine un appel pour marquer sa maîtrise, et il repart, la terre claquant sous ses talons, très droit, très grand, très beau, tel un jeune demi-dieu. Jamais cœur humain ne fut à plus belle fête.

Hier j’ai rencontré le jeune demi-dieu, qui conduisait trois