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qu’un jeune homme, ouvrier agricole, encore imprécis, tombe chez un laboureur habile et de tous admiré, il sera souvent gagné par la charrue, jamais si le patron travaille sans goût et mal. L’appel à notre âme (vocare, vocation) est une admiration qui Considère au début le métier, non dans sa forme abstraite, mais sous les traits de celui qui le représente supérieurement à nos yeux.

Il y a parmi les paysans d’admirables éducateurs, qui prennent une main-d’œuvre quelconque, l’utilisent, l’améliorent, l’attachent à la terre : nous les avions signalés pour qu’on les recherche et les récompense. Mais qui s’occupe d’eux ? La terre, depuis longtemps grande malade, et maintenant grande blessée, voit les médecins s’empresser autour d’elle avec des remèdes économiques, financiers, juridiques, sociaux, dont la valeur est grande et l’indication certaine. Mais il y en a d’autres auxquels on ne pense guère. Le médecin est pourtant au-dessous de sa tâche, s’il n’a cure de son malade tout entier, l’âme aussi bien que le corps.

L’âme tient sa place dans la question de la terre. Si demain le paysan disparaissait, une partie de l’effrayant dommage échapperait aux calculs de la statistique. Il y a des choses qui ne se pèsent pas comme l’or au trébuchet, ni ne s’inscrivent dans un chiffre. Avec le paysan s’en irait notre paysannerie, non seulement la classe la plus nombreuse de la nation, mais une forme définie, très profonde et très belle de l’âme française. La paysannerie est une des grandes forces qui ont façonné la France : sans elle on ne comprend ni notre histoire, ni notre caractère national, qui lui doit son courage, sa patience, sa ténacité, son robuste bon sens, sa modération et sa douceur, l’intelligence pratique de la nature et le sens délicat de sa poésie. Elle a donné au charme du génie français la variété du paysage où elle baigne son regard : les herbages de Normandie, parsemés de ces grandes vaches couchées que Flaubert fait lever au passage de M. Bovary, une olivaie de Provence derrière un arc romain, bruissante du chant des cigales comme une page de Mistral, la forêt bretonne de Chateaubriand et de Lamennais, où la rivière, à marée haute, fait glisser les voiles blanches sous les grands bras noueux des chênes druidiques, et les labourages du Berry si chers au génie de George Sand, et la verte pâleur des peupliers sur la Dordogne, où, dans l’ile de