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acheter, puisque ces nouveaux milliards ne correspondent à aucune marchandise nouvelle. Le matériel de guerre que ces milliards ont payé n’est pas susceptible de consommation privée ; nul particulier n’achète un char d’assaut, un avion de bombardement ou même une simple grenade. Ces milliards nouveaux se porteront donc, pour se satisfaire, sur la masse réduite des marchandises anciennes et, pour les obtenir, en doubleront le prix.


IV

Qui s’étonnerait en effet que ces innombrables « nouveaux riches, » surtout parmi la classe ouvrière, soient impatients de jouissances et que des appétits nouveaux se soient éveillés chez eux, comme chez de simples bourgeois avec la capacité de les assouvir ? A chacun le luxe est apparu sous des aspects divers : plus matériels, les hommes ont été tentés principalement par la bonne chère, les fins morceaux, la pâtisserie, les liqueurs fortes et les parties de campagne en automobile ; plus éprises d’idéal, les femmes se sont lancées dans les parfums et la toilette, parfois avec une sorte de gloutonnerie : telle court au grand magasin faire peau neuve des pieds à la tête, de la chemise et des bas jusqu’au chapeau ; sa métamorphose une fois opérée, elle paie et sort radieuse en ses frais atours, après avoir bouchonné son vieux linge et ses vieilles hardes en un paquet qu’elle a jeté dans un coin de la salle d’habillage, avec une hautaine indifférence, sans vouloir même l’emporter.

Aux plus favorisées, à celles dont le mari, promu contremaître d’usine, gagne 1 600 et 1 800 francs par mois, leur aisance nouvelle permettrait vingt acquisitions utiles ou même nécessaires au ménage. Mais, comme les jouissances sont affaire d’imagination, ce n’est pas de nécessaire ou d’utile que se soucie cette ouvrière en cheveux, qui marchande des oiseaux de paradis et choisit une aigrette de 180 francs. Non moins attirée par le superflu est cette autre qui se couvre d’une étole d’hermine de 2 500 francs ; ou cette troisième qui prie la dame, dont hier elle était servante, de l’accompagner chez un bijoutier de la rue de la Paix pour s’y choisir une paire de petites boucles d’oreilles en diamants.

Il faut comprendre l’ivresse naturelle qu’éprouve à s’offrir