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qu’on va jusqu’au bout. Au moins les romans de M. Guido da Verona ne sont-ils pas des neutres ; et quelques défauts qu’ils aient, personne ne les accusera jamais d’hypocrisie. Cette société peu enviable offre, qu’on le veuille ou non, des passions ardentes, des désirs féroces, des caractères marqués, d’étranges aventures et des drames imprévus. Elle est riche en coups de théâtre. Les personnages louches qui la composent jouent un rôle, au réel, dans la comédie humaine : furent-ils jamais plus nombreux, plus remuants qu’aujourd’hui ? et faudrait-il chercher très loin, pour en trouver d’analogues qui prennent part aux plus grandes affaires, je ne dis pas du monde, mais de l’État ? Ne les voyons-nous même pas qui ont voulu s’insinuer jusque dans la conquête de la guerre ? Or, l’écrivain a su saisir leurs gestes, fixer leurs traits, rendre leur sourire ou leur grimace. Ils sont présentés sous un éclairage spécial, cru comme celui de la rampe : mais ils vivent. Ils crient : mais c’est leur habitude que de crier.

Les acteurs secondaires ne sont pas des figurants ; dans le rang inférieur où leur activité s’exerce : femmes de chambre, maîtres d’hôtel, parasites, ils mettent la même âpreté que leurs maîtres à satisfaire leurs vices ou à défendre leurs intérêts. A plus forte raison, les grands premiers rôles donnent-ils l’impression d’une vérité bizarre, exceptionnelle, mais certaine. Écoutez le récit que fait telle de ces héroïnes, pressée par un amant qui veut connaître son passé : vous verrez surgir et se mouvoir le type de l’aventurière d’aujourd’hui. « Plus tard, dans la nuit silencieuse, Hélène m’avait raconté l’histoire de sa vie. Et c’était une histoire bien triste pour une créature aussi belle. Elle me racontait avec mélancolie l’histoire de son enfance heureuse dans la paix un peu sévère d’un château hongrois, où les richesses de ses aïeux s’étaient accumulées… » Intelligente, cultivée, née pour une haute fortune, elle est ruinée par son père, qui est tué en duel après avoir gaspillé son patrimoine. Sa mère vend le château et toutes deux s’en vont vivre à Paris, donnant des leçons, traduisant des articles, souffrant du froid et de la faim, aidées par un peintre hongrois tuberculeux, aussi misérable qu’elles. Sa mère meurt ; le rideau tombe sur le premier acte de sa vie. Elle commence une existence errante : à Berlin, chez son tuteur qui s’éprend d’elle et qu’elle doit fuir ; dame de compagnie, obéissant au caprice d’une vieille qui la jalouse ; seule. « Alors, parmi les cités étrangères, appelée ici, et là repoussée, au milieu des usages et des êtres les plus variés, avec le courage de ses vingt ans, avec l’intelligence souple qui naît des difficultés, apprenant à feindre, à se tirer d’affaire parmi les hommes,