Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avaient d’autre rôle que de dresser chaque jour devant lui un véritable mur de cadavres. Ce fut notre sort durant six mois : alors, tout le problème du commandement se réduisait à ne donner chaque jour que la part tout juste suffisante, la ration maigre au Minotaure.

L’histoire dira plus tard notre rôle et la tragique grandeur de notre sacrifice : nous pouvons déjà soupeser le poids qu’eut, dans la balance des armes, la consommation de notre chair et de notre sang.

S’il ne s’agissait que des maisons de Verdun, il n’en est pas une qui ne soit payée de la vie de cent hommes, il n’est pas dans Verdun une pierre qui ne puisse tout entière baigner dans le sang qui l’a laissée française.

Mais ce n’est pas cela. Les Alliés se préparaient, leur force avait encore besoin de grandir. Cette force, nous l’avons, six mois durant, nourrie de notre sang, de la moelle de nos os. En attirant sur nous et retenant, six mois durant, la foudre, nous rendions fertiles et brillants au soleil, l’épi des baïonnettes, la moisson des armées du Droit.

Avant la volonté de tous de vaincre, il fallut que la seule France affirmât sa volonté de n’être pas vaincue ; elle engagea sa parole comme prix de leur effort. Au regard du monde entier, Verdun fut pendant six mois l’enjeu de l’honneur français.

Que d’autres disent les gloires de novembre, leurs lauriers baignés de sang, la frénésie de revanche, les baïonnettes en action appuyant sur l’ennemi les avances de notre acier, la fuite comme extatique de l’Allemand sur le terrain même qu’il avait choisi. Avec ses deux tours intactes s’élevant de leur voile de brume, il me suffit aujourd’hui que Verdun se dresse, martyre, mais vierge, dans l’hémicycle de nos tombeaux.


RAYMOND JUBERT.