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tableau de la veille : sur ma porte, un enfant étendu, ventre au sol, dans son sang ; son visage est pâle, ses yeux clairs ; ses lèvres seulement laissent filtrer une goutte rose. Je le soulève ; je l’étreins pour le mettre sur le dos ; au collet, le numéro du régiment. « Un de mos renforts, ai-je pensé. Que la mort est aveugle ! Il n’avait point servi. » Combien de son âge sont morts ainsi sans gloire, surpris dès le premier jour, sans un élan de ce cœur qu’ils étouffaient de larmes, de dépit, au dépôt, de n’être pas au feu. Ils ont donné leur vie, et nul n’a su leur nom. Les mères les pleureront, mais leur chef n’aura d’eux que le souvenir d’un cadavre qu’un soir d’assaut, peut-être, il a frôlé du pied… J’ai pensé à mon frère… Mes hommes cherchent leurs sacs.

— Si on y allait ? mon lieutenant.

— En route.

Passé les Bois Bourrus, jusqu’à Sivry-la-Perche, nos yeux s’ouvrent sur la nature verte.

— De l’herbe, dit quelqu’un. Je l’embrasserais.

A Jouy-en-Argonne, Minkozky, Micholut, des amis saluent notre retour.

— On ne comptait plus sur toi. Comment t’en es-tu sorti ?

— Par le parapet.

— Tu sais qu’au seul bataillon, Bouchot, Le Gallo, Destrais, Savary sont tués ?

— La guerre est triste, dis-je. Donnez-moi du pinard.

A mon exemple, les hommes boivent. Du vin à profusion. C’est le dernier bienfait des morts que leurs râlions ajoutent au bien-être des vivants.

Le lendemain, dirigés sur le cantonnement de Blercourl, nous y attendons le convoi. Voici Sainte-Croix ; voici Webanck, revenu de Salonique. Et voici, survivants du 1er bataillon, Adam, Carrère, Antoine, le commandant Oblet.

— Toute la ligne était prise ; nous étions encerclés par les Boches. Nous avions avec nous une mitrailleuse : Antoine, ma liaison et moi avons pris des fusils. L’ennemi s’avançait de confiance, il a fait demi-tour quand nous lui eûmes tiré dessus.

— Voici, à votre honneur, l’une des plus belles pages de l’histoire du régiment, mon commandant. »

Après le combat, il n’est sagesse que de dormir ; le sommeil jette un pont par-dessus les tristesses de la veille, il nous