Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment, la terre, comme une pluie intermittente, tombait à notre porte. Les hommes, affolés, se jetant, poussés, dans le couloir, se pressaient sur moi, menaçaient de m’écraser.

— Place ! place ! Et du poing, des coudes m’aidant, je traverse la cohue. A peine dehors, mes yeux aussitôt s’ouvrent sur le danger. En une chaîne continue, venant des lignes ennemies, plusieurs taubes stationnent au-dessus de nos têtes ; et, tirant à mitrailleuses, par des signaux convenus qui se transmettent de proche en proche, ils rectifient le tir de leurs batteries dont les projectiles, de gros calibres, et par quatre à la fois, écrasent à plein la ligne d’abris où nous sommes, localisant à cette minute leur tir sur l’extrémité Sud où se trouve ma section.

L’épouvante sur la face, les yeux blancs, la bouche ouverte, sans cri, devant le danger, la compagnie reflue vers le centre, encore net de péril. Et des mots m’arrivent qui m’instruisent du désastre : Pascal, Vandervoorde disparus. Je crispe les poings : les noms de mes sergents !

Il n’y a point à déborder le reflux. Au reste, quel secours porter sur ces quarante mètres d’espace où, d’affilée et par quatre à la fois, se recueillent les obus ? Je me glisse dans mon abri ; j’en souris de pitié : vingt centimètres de terre sur une tôle ondulée, rideau dérisoire contre la mort. Guillot, Erkens sont réveillés, dressés sur le séant, instruits de notre sort, anxieux, avides de tout savoir.

— C’est l’écrasement ? me demandent-ils.

— Quelques minutes, leur dis-je ; puis, c’est la mort qui vient. Il y a une revanche de vivre dans ces minutes ultimes. Une frénésie d’appétit nous prend ; nous nous jetons sur nos conserves. Dans l’ébranlement sourd des coups qui se rapprochent et nous encadrent maintenant, claque net, obsédant, contagieux, le bruit de nos mâchoires avides.

— La dent creuse, dit quelqu’un.

— Oui, la dent de la mort.

Onze heures à ma montre ; un faix de moins, les minutes qui s’écoulent nous donnent du répit. Nous attendions la mort ; ne veut-elle plus de nous ? Les obus s’éloignent ; ils se perdent. Muets, n’osant y croire, nous tondons, l’oreille au miracle. Le bombardement s’est ralenti ; il cesse. « Les taubes sont partis, » dit une voix.