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Sous le bombardement continu, nous n’eûmes que peu de pertes ; les compagnies de réserve furent les seules à souffrir. Nos petits postes, nos tranchées, étaient trop près de l’ennemi ; un obus à vingt mètres en arrière de nos lignes, des fusées vertes, par dizaines, partaient aussitôt des siennes, demandant l’allongement du tir. Ceci encore ajoute à notre conviction ; l’ennemi apprêtait son effort : barrage dans notre dos avant l’attaque sur notre front. Il nous fermait les issues par un rideau d’acier ; nous étions dans la souricière ; il se sentait si maître de nous qu’il négligeait de nous frapper ; il cassait la branche pour cueillir les fruits ; nous serions dans ses mains dès qu’il en voudrait l’occasion.

Nous nous rassurâmes intérieurement en doublant la vigilance de nos hommes ; nos reconnaissances nous prouvèrent que nous aurions encore un ou deux jours de répit ; notre artillerie frappait maintenant sur les travaux qui nous constituaient une menace. Nous sentions venir le coup quand la relève s’annonça. C’était le 18 mai. Ce fut la dernière fois où je vis plusieurs de mes amis. Nous nous serrâmes la main, Castelbaron et moi ; le petit Bouchery vint me montrer ses galons de caporal, neufs de la veille. Je partis, le cœur serré. Le danger tenait les deux tiers du régiment dans un cercle d’acier ; il ne s’en faudrait pas de deux jours que, se resserrant sur eux, il ne m’écrasât des amis.


XIII. — LA TRANCHÉE DE LA MORT.

Nous nous flattons aisément d’être quittes avec le péril. Le malheur est usurier ; s’il desserre sa main, c’est qu’il y trouve à gagner ; ce n’est qu’un moment de répit ; il ne vous broie ensuite qu’avec plus de force.

Le 19 mai, quand j’ouvris les yeux, j’eus l’impression qu’autour de moi le sol avait tremblé. Je me dressai ; je regardai mes compagnons ; leur calme dans le sommeil me surprit, auprès de la fièvre qui m’étranglait. Je n’eusse point juré de n’avoir point rêvé, mais une bousculade à la porte m’instruisit qu’il y avait des nouvelles. Des obus étaient tombés sur nos abris : Dupont, Perrin, Godard étaient tués.

« Ma section, » ai-je crié. Ceci m’a mis sur pied. De nouveaux ébranlements tourmentaient le sol ; rejetée à tout