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un autre aspect, et comme la pensée populaire la voit peut-être encore aujourd’hui, et comme les images d’Epinal prétendront sans doute nous la faire reconnaître plus tard. J’imaginais le rôle magnifique du fantassin, l’héroïsme en action tous les jours, l’âpre joie du combat, le risque auquel on se prétend supérieur et qu’on veut maîtriser, le premier rôle brillant de celui qui lance sa poitrine contre les balles, les charges héroïques, la vie colorée des uniformes dans le champ de la mort, et dans ce mouvement immense sous la lumière, de petites scènes où s’exaltent et s’achèvent des vies d’hommes, le sang éclos sous le soleil, la Meuse rouge et charriant des cadavres, et le soir, par milliers, sous la lune qui se lève, les faces blanches des morts qui couvrent le terrain… J’ai bien changé d’esprit.

« Le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin : S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ; il donne son sang pour l’honneur d’une caste qui pour lui n’a pas assez de dédain. La vue du sang est moins impressionnante qu’on ne l’imaginait ; depuis que pour nous il a perdu son mystère, on s’étonne que ce soit si peu, et l’on sourit de ses vertiges anciens. La Meuse passe indifférente, verte ou glauque. Suivant les jours, au milieu des massacres, le sang qui coule ne la rend ni plus grosse, ni plus tragique aux yeux. Un champ de bataille aujourd’hui n’est qu’un champ comme un autre ; il n’a pour lui que d’être retourné. C’est une terre labourée plus profondément que les autres ; ses sillons seulement y manquent d’alignement ; il faut regarder de bien près pour y soupçonner des cadavres. Après vingt mois d’une lutte où vingt fois j’ai failli mourir, je n’ai pas vu la guerre comme on l’imagine. Non ; pas de ces grands tableaux tragiques, aux coupes larges, aux couleurs vives, où la mort serait une touche, mais de petites scènes douloureuses et, dans des coins obscurs, de petits amas où l’on ne distinguait point si la boue était chair ou si la chair était boue.

« C’est la plus grande tristesse de cette guerre qu’elle ne parle pas à l’imagination ; elle ne s’aide point des élans du