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moments, constituent les assises les plus solides de notre caractère. Ce qui fait la tristesse de cette guerre, c’est moins elle-même que les tableaux qui l’encadrent. On s’habituerait à sa vie si l’on perdait tout contact avec la vie ; on se rirait de la mort si elle respectait les conditions où nous engageons notre sang. Ce n’est pas d’elle-même, mais de ses à-côtés que la guerre tire la plus grande part de sa tristesse.

Gund et moi, nous fûmes à Bar-le-Duc. Au sortir des combats, nous sentîmes là combien nous avions perdu le pied ordinaire du monde ; les choses et les êtres prenaient un aspect étrange et nouveau à nos yeux ; nous étions des Iroquois. Nous croisions avec stupéfaction de brillants militaires dont les costumes nous constituaient aux yeux une fête où nous nous sentions étrangers. Nos capotes fanées, des chaussures grasses de cirage, notre aspect piteux que nous renvoyaient sans cesse les glaces des vitrines nous faisaient prendre, par nous-mêmes, en pitié ; la hauteur du coup d’œil de ces distants seigneurs nous montrait tout l’espace qui nous séparait d’eux. Il y a chez le soldat un esprit d’humilité que développe le combat ; il souffre vite d’être différent ; il regrette le danger ; il sent alors qu’il n’est à l’aise que pour mourir.

Instinctivement, nous comprenions, sans nous l’avouer, qu’il en est dont cette guerre sera le meilleur souvenir de leur existence ; célibataires ici, c’est pour eux une partie de chasse et qui se continue. Elle donne à tel une situation inespérée, une autorité d’arbitraire, mais surtout elle donne à certains l’occasion, la facilité et l’aisance du plaisir. Le revers sera sensible pour ceux-là ; il y aura plus tard des nostalgiques de la guerre, du jour que leur manquera le sentiment continu et parallèle de cette indépendance dans le plaisir et de cette autorité parfois absolue qui en fait les émules et les successeurs des pachas.

En revanche, pour nous, il est curieux comme l’on désapprend le monde ; nous sommes redevenus enfants. Nous entrons dans un restaurant. Autour de nous la fantaisie dans l’uniforme, la vie animée de l’élégance souriante et qui se plaît en elle ; comme comparses, des femmes d’un âge certain avec, aux lèvres, le sourire béat de la maturité rayonnante et qui se sent soutenue. Il fallait estimer l’hôtel non à la pauvreté de son menu, mais a l’exagération de ses prix et à son souci de tenue ;