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Toute la journée, jusqu’à la nuit, dérangés par les camarades qui nous entourent, et, joyeux de notre colère muette, s’amusent à nous agacer, nous avons noirci des feuilles, rédigé des états : trente citations, quinze propositions, le rapport sur la conduite de la compagnie. Malgré mon sursaut d’une minute, je partage l’avis d’Hespel : ce sont choses où il faut ne pas perdre de temps. Un combat chasse l’autre, et le mérite d’une journée efface celui de la veille. Aux armées, il n’y a que l’instant présent. La guerre est une mascarade ; on ne porte qu’un jour le masque de héros ; encore faut-il le montrer pour qu’il fasse impression. Ai-je le temps de peser mes termes ? Mon esprit est préoccupé des ordres qui nous viennent ; je suis distrait des mérites de mes hommes ; vraiment leur gloire mériterait mieux. Combien je comprends mes camarades qui, près de moi, secouent leur encre en cherchant une idée. Mes hésitations, ma cervelle vide me rappellent cet officier de ma connaissance qui déchirait ses états, par dépit de manquer d’une grammaire ; avec un dictionnaire, il eût fait des heureux. On ne saura que plus tard ce que l’ignorance de l’orthographe a fait de tort à la gloire française.

Il s’agit bien d’être à la tâche : on se retrouve sur ses pieds de l’avant-veille. Guillot a pris le commandement de la compagnie ; Erkens nous arrive aussi. Voilà des figures nouvelles. L’armée nous oblige sans cesse à changer d’habitudes. Rien n’est plus terre à terre ni plus routinier que cette vie qu’on y mène, et pourtant nous sommes déroutés continûment ; sans cesse obligés à l’adaptation, ce nous est une rareté, aux armées, que six mois de repos dans le sein d’une amitié. Faut-il s’en plaindre ? Tant de mutations obligent à la pensée ; il n’y a meilleure école de l’âme humaine.

Peu de souvenirs marquent pour moi dans cette période où nous prîmes vingt jours de repos. Nous fûmes de Sandrupt à Haironville ; nous y péchions la truite dès que venait la nuit. Le bataillon fut, je crois, regretté des filles du village. Nous tâchions alors de nous distraire par de fréquentes promenades à Bar-le-Duc et à Brillon où nous avions des amis.

J’ai dans la mémoire deux tableaux de la guerre qui se situent à cette époque et qui, bien que de nature différente, ajoutent tous les deux à cette amertume et à cette âpreté de fond qui, malgré le masque que nous nous mettons par