Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de nuit de notre cantonnement de repos à la Croix Jeantin, nous allions contre-attaquer. Au Four de Paris, les mitrailleuses nous avaient éprouvés ; à la Harazée, nous avions subi les premiers gaz ; sur la route de Binarville et les clairières qui la bordent, nous subissions des pertes en attendant les ordres. Nous étions sans tranchées, à découvert, offerts sans défense à la vue de l’ennemi. Pelotonnés sur le sol, à défaut d’outils, nous le creusions avec nos mains ; nos ongles étaient en sang. J’entends une voix : « Un pansement pour le lieutenant Richard. — Il est blessé ? Où est-il ? — A quelques pas de vous, étendu. » Je le vois encore, derrière un monticule, la tête sur un rondin, offrant aux brancardiers son bras blanc comme un bras de femme et qu’une balle venait de traverser. Il avait son visage d’habitude, des yeux doux comme à l’ordinaire et, quand il m’aperçut, le sourire que je lui connaissais. « Qu’as-tu, mon petit ? — Tu vois, le bras cassé. — à y a une Providence, dis-je : quelques mois d’hôpital. » Il sourit d’un sourire empreint de lassitude, ferma les yeux, manqua de voix pour me répondre : « Souffres-tu ? — Oui, de vous quitter tous. » Sur le claquement d’une balle, il se dressa d’un coup : « Prends garde, prends garde, la mitrailleuse qui m’a blessé ! » Puis, comme je ne semblais pas m’éloigner assez vite, sa voix suppliante cria mon nom. Quelques secondes après, un obus l’écrasait pendant qu’on l’emportait. Pauvre petit, il avait vingt ans ; et son visage était d’une femme ; blessé, il gardait encore sur ses traits son expression d’ange doux. La mort eût dû le respecter ; il n’a eu le temps de donner à la vie qu’un sourire en tombant. Je n’eus pas le loisir d’aller ensuite vers sa tombe ; le lendemain, le régiment, enveloppé, se faisait à son tour écraser sur place ; après un atroce combat, un corps à corps furieux et d’homme à homme, on m’emportait, le pied, le bras et les deux jambes en sang. Il est mort ; et son esprit retrouvera toujours en moi cette larme que je lui donne. Un danger que je courus fut sa dernière pensée…

Près de ce grand feu clair dont la chaleur déroute ma fatigue, je m’abandonnerais à la tristesse ; mais la plus grande mélancolie de cette guerre est peut-être de ne pouvoir s’y attarder longtemps ; jamais on n’y épuise d’un seul coup sa douleur. Nous pourrions croire que nos yeux sont secs ; c’est le temps qui nous manque pour pleurer. Pauvre Richard, son