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mais s’il ne s’y trouvait pas, le tableau aurait moins de valeur. Ce n’est que plus tard que l’imagination nous retrace notre rôle ; toutes les péripéties se groupent autour d’un fait dont on fut le premier rôle ; mais ce n’est que plus tard. Il faut changer de milieu pour connaître qu’on a changé d’esprit et que, dans l’intervalle, on s’est apparenté à l’héroïsme.

Le courage, de nos jours, est une monnaie non pas dépréciée, mais ternie par l’usage. C’est notre amertume quelquefois, mais c’est la preuve la plus évidente du cœur et des ressources de la race qu’il ne force plus l’attention.


XI. — DE BLERCOURT A JOUY-EN-ARGONNE

Il y a des heures de grâce. A Blercourt, des artilleurs nous ouvrirent leur maison ; ils nous offrirent leurs couchettes et étendirent sur nous leurs propres couvertures. Puis, tandis qu’à bout de forces, abandonnés, rompus, nous tombions au sommeil, ils allumèrent dans l’âtre et nourrirent un fou de bois dont la flamme enveloppa de sa chaleur la surprise de notre réveil.

Nous étions le capitaine Gelly, Nicot et moi. Nous avions quitté le Mort-Homme à la nuit ; mais, au départ, le ciel s’était mis contre nous : un nuage avait crevé sur nos têtes. Trempés, percés de pluie, nous avions longtemps piétiné sur place dans des terres grasses nous prenant à la cheville, dans une boue liquide qui se faisait gluante. Il semblait que, jaloux de nous laisser en vie, ne voulant espérer de nous que le charnier qui l’engraisserait et le rendrait fertile, le Mort-Homme voulût d’un dernier moyen tenter de nous retenir à lui. Après une marche de dix heures dans la torpeur nocturne d’abord, puis dans un jour timide noyé de brumes, puis par cette nuit pâle dans l’azur bleu qu’avant la guerre nous appelions « les larmes de la Vierge, » nous étions arrivés au lieu où nous devions embarquer. Vide de ses habitants, avec nos fantômes glissant sous le jour triste, Blercourt nous était apparu comme un groupe de chaloupes en détresse noyées dans une mer de boue.

Pressés l’un contre l’autre, nous dorant les doigts à la flamme, nous nous assîmes au bord de l’âtre, en groupe silencieux. Les cuisiniers nous servirent un repas dont, à ce moment, l’abondance et la variété nous surprirent ; ils avaient mis en