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de logement, d’approvisionnement, etc. ; et la lettre suivante, écrite en janvier, est fort désenchantée déjà :


A. F. Buloz.

«… On m’avait incroyablement trompée sur la facilité de communiquer avec ce pays-ci. Il y a un seul bateau à vapeur, et une seule voie, savoir Barcelone où règne, je crois, une police ombrageuse, car ils ont peur de tout, ces braves Espagnols !… En outre, les vents du Nord soufflent sur notre île les trois quarts de l’année, de sorte qu’on y arrive mieux qu’on n’en sort ; le bateau, qui est censé partir tous les sept jours, reste souvent au port vingt et vingt-cinq jours. Et puis encore, l’Espagne va singulièrement… On ne sait d’ici ni qui vit, ni qui meurt. Les journaux, c’est-à-dire le journal majorquin, n’ose pas faire part à ses abonnés de la plus petite nouvelle, de crainte de se compromettre. Si l’on pouvait soupçonner qu’il s’avisât d’avoir une opinion, le malheureux journal, ce serait fait de lui. Ainsi l’Espagne peut être perdue et regagnée, et reperdue cent fois, personne ici ne s’en doutera de longtemps, ou n’osera dire ce qu’il en sait. Quels êtres que ces gens-là ! Je n’aurais jamais cru qu’il y eût à deux journées de navigation de la France une population aussi arriérée, aussi fanatique, aussi timide, pour ne rien dire de plus, et d’une aussi insigne mauvaise foi. Ils auront de mes nouvelles quand je les quitterai, cela soit dit sans préjudice de plusieurs personnes excellentes que j’ai trouvées ici comme on en trouve partout. Du reste, le pays est magnifique. Le climat est charmant, sauf des pluies, comme je n’en ai jamais vu, qui heureusement n’ont qu’un temps assez court. Mais nous y sommes en plein depuis vingt jours, et il y a des moments où nous en sommes effrayés. Bref, je suis au bout du monde, intellectuellement et physiquement aussi, car la difficulté des chemins peut compter pour plus que la distance réelle. Il n’y a pas une seule route dans l’île, ce sont des chemins à se rompre les os, et les voitures sont à l’avenant. Nous habitons une immense chartreuse abandonnée, et demi-abattue, mais où j’ai arrangé proprement une cellule. Nous sommes perchés sur les montagnes, et les vautours viennent faire la chasse aux moineaux jusque sur les orangers de notre jardin. Des deux côtés de l’horizon au-delà des sites